Élégie et éloge funèbre de la critique d’art et commissaire d’exposition Marian Pastor Roces pour un artiste.

Il avait intitulé une exposition « Chanson pour l’être cher disparu », une installation élégiaque pour le compositeur et proto-ethnomusicologue disparu depuis des années, Percy Grainger. Il avait coulé une cuve de béton surdimensionnée, avec une cavité raffinée, l’a placée dans le jardin d’une université et l’a rempli délicatement d’eau en rotation et de pétales.

L’artiste conceptuel et de l’installation Adrian Jones a créé cette exposition il y a quelques décennies, il pensait que le décès d’un artiste devait être empreint d’une certaine légèreté.

Aujourd’hui qu’Adrian est décédé, je ne peux pas faire moins.

Un ami, un partenaire et un amant depuis des décennies, Adrian est décédé des suites d’un cancer du pancréas métastasé dans la maison qu’il a construite à Perth, en Australie Occidentale. Parmi une myriade d’œuvres en cours, lui et moi avons caressé des idées dans des livres, des sculptures, des musées, souvent accompagnées des mélodies de Chopin qu’il jouait devant un public d’une personne.

La maladie a vite évolué. La pandémie et d’autres complications plus sérieuses encore ne m’ont pas permis de me rendre auprès de lui pour les rituels de fin de vie de l’amour. Le virus ne l’a pas touché. C’est moi qui ait été indirectement touchée par le virus puisque l’Australie a complètement fermé ses frontières aux voyageurs étrangers.

Adrian s’est construit un ermitage pour se protéger de la méchanceté égocentrique du monde de l’art. Il a passé sa vie à cultiver son amitié avec un petit nombre de personnes : il faisait du kayak méditatif sur le fleuve Swan tous les samedis en compagnie de Imants Kins à qui il dispensait des leçons de piano, et il prévoyait des projets artistiques dans des espaces publics avec la prodigieuse et compatissante Anne Neil.

Ces deux amis, accompagnés du mari de Anne, Steven Tepper, et de la femme de Imants, Andra, tous impliqués dans l’art public et les problématiques d’urbanisation, ont embrassé ensemble et individuellement la passion d’Adrian pour l’histoire de l’espace. Adrian ressentait l’espace comme un loup, et ce groupe d’amis l’a vu comme une source pleine de détails obscures et d’un savoir atypique alors qu’ils cherchaient à marquer les espaces avec des symboles sculpturaux d’une mémoire éveillée. Pour s’amuser, il estimait l’heure qu’il était en regardant les ombres projetées par le soleil, il marchait avec moi dans les villes pour scanner les matériaux de construction dans une longue vie d’archéologie de l’ordinaire.

Il y a quelques temps, il s’est éloigné des marchés publics pour la création d’installations commissionnées qui l’occupaient à plein temps, et a décidé de travailler en tant que coordinateur de projets d’art public pour l’Australie Occidentale.

Adrian a dû rester endurant pour combiner discipline et gentillesse nécessaire au contexte administratif de la création artistique, souvent pour aider d’obscures artistes régionaux. Il était heureux et épanoui par cette activité de niche. Il riait de bon cœur et se pensait souvent être un savant idiot. Il savait que cela ne faisait aucun sens pour la plupart, ses idées fusaient trop rapidement pour les gens comme moi, qui devaient ensuite écrire des essais, des livres, construire des musées.

Suite à l’un de ses commentaires lapidaires sur le plan urbaniste de Perth démontrant un apartheid silencieux, j’ai écrit une dissertation de plus de 30.000 mots sur les relations entre les majorités et minorités de cette ville et comment elles s’incrustaient dans les constructions. C’était pour le doctorat que j’ai arrêté parce que les Philippines exigeaient alors juste un combattant de plus pour avoir une petite chance de déstabiliser la lourde asymétrie du pouvoir.

Adrian connaissait les Philippines et leur mainmise sur moi. En 30 ans, il n’a jamais remis en question mon besoin irrationnel et probablement addictif de courir un danger dans ce pays, de subir des indignations, de partager la vie de meurtriers et de voleurs, juste pour avoir la chance une fois de ressentir ce que les marathoniens ressentent pour un projet démocratique.

Au lieu de vivre sous le ciel bleu de l’Australie Occidentale, dans une maison située à 10 minutes de l’Océan Indien, j’ai partagé avec lui seulement quelques tronçons de vie, pour réfléchir et guérir de la dureté des Philippines. Et pour être sa compagne dans la difficile exploration de l’aboriginalité, de la politique de l’art, de l’amitié et du béton.

Pavillon des Philippines, Exposition Universelle, Saragosse, Espagne, 2008
Thème de l’exposition : Eau et Développement durable
Thème du Pavillon des Philippines : Des milliers de projets locaux de développement durable par des ONG dans un archipel.
Commissariat : Marian Pastor Roces pour TAO INC
Concept : Adrian Jones
Développement conceptuel : Ed Calma de Lor Calma Design Associates
Reconnaissance : Grand Prix du Pavillon le mieux conçu, attribué par les organisateurs de l’Exposition Universelle et Mention Honorable par le Sénat des Philippines

La maison studio de Perth, comme il l’appelait, a été à l’origine du concept original que les architectes philippins et les organisateurs ont développé pour le pavillon des Philippines lors de l’Exposition Universelle de Saragosse. Une ode aux ONG philippines qui se consacrent aux ressources en eau. Il a remporté le Grand Prix du pavillon le mieux conçu du monde à l’époque.

Pavillon des Philippines, Exposition Universelle, Shanghai, Chine, 2010
Thème de l’exposition :  Une meilleure ville, une meilleure vie
Thème du Pavillon des Philippines :  Des villes efficaces
Commissariat : Marian Pastor Roces pour TAO INC
Concept : Adrian Jones
Développement conceptuel :  B+C Graphic Design (Baby et Coco Ann)

Le revêtement du Pavillon des Philippines lors de l’Exposition Universelle de Shanghai a été développé par une équipe de designers graphiques franco-philippines suite à une idée d’Adrian de mettre avant les mains : Les Philippins en tant que soigneurs, artistes, bâtisseurs.

Projet : Musée Puntong Batangan, Ville de Batangas   Commissariat : Marian Pastor Roces pour TAO INC   Concept et Développement : Adrian Jones pour les chers défunts 

Il a créé un espace remarquable au Musée Puntong Batangan, en arrangeant les murs en parenthèses et diagonales marquées. Il a réussi à raconter d’une manière juste l’histoire territoriale oppressive de Negros Occidental au Musée de Negros

Projet : Sanctuaire National sur la Place de L’Exil du Dr. José Rizal, Héros National de Talisay, Dapitan, Zamboanga du Nord — un des projets majeurs de la Commission Nationale Centenaire, pour la célébration du centenaire de la Déclaration d’Indépendance des Philippines, 1898 – 1998.
Commissariat : Marian Pastor Roces pour TAO INC
Concept et Développement : Adrian Jones pour les chers défunts
Détail :  Exécution en terrazo du poème de Rizal « Chant du voyageur »

 

Détail :  Exécution en terrazo du poème de Rizal « Hymne à Talisay »

Mais c’est au Sanctuaire Rizal, à Talisay, Dapitan, qu’Adrian a laissé la plus délicate de ses commémorations : une passerelle afin que les visiteurs ne puissent pas piétiner et se bousculer sur ce qu’il considérait comme le terrain sacré du corps absent du héros national philippin exécuté José Rizal.  Les sols en terrazo bien construits reposent sans mur et sans toit dans les jardins, et reprennent des extraits de poèmes de Rizal, écrit dans un mélange de pierre et de béton coloré.

Adrian est maintenant lui aussi un corps absent qui peut peut-être être touché dans les rêves. Mais il reste beaucoup de choses de notre vie ensemble qui peuvent toujours être imaginées pour mon pays malheureux.

En vivant plusieurs mois à Barcelone, par exemple, endroit où nous cherchions à comprendre physiquement l’artisanat héroïque dans la construction des villes et à comprendre la philosophie socialiste de Ildefonso Cerdá, dans L’ Eixample. Le socialisme selon le père du plan d’urbanisme restera mon seul rêve utopique.

Je ne me retournerai pas vers la transformation d’une section de Prague par l’architecte slovène Jože Plečnik’s. Adrian l’aimait pour la pureté absolue des lignes, le tout exécuté en béton. Mais de mon côté, je porte une éthique politique aux lignes pures.

Il n’arrivera plus que lui et moi, après avoir marché inlassablement dans les rues de Kyoto pour en ressentir tout l’animisme, arrivons dans un petit bois où il dormait parmi les fougères et les arbres pour se réveiller au milieu de la seule soirée de rite Shintô de l’année invoquant la pleine lune montante dans toute sa dramaturgie. L’animisme continue cependant de me guider.

Il me semble suffisant pour le moment de vouloir voir que la gentillesse soit toujours possible, peu importe l’avenir, en revivant la gentillesse d’Adrian.

Adrian critiquait Paris mais habita délibérément l’un des appartements dessinés par Georges-Eugène Haussmann pour comprendre les prétentions démesurées de cet urbaniste.  Il aimait aussi Paris puisque Paris a accueilli le Museo ng Kaálamáng Katutubò, le Musée de la Connaissance Indigène au Musée du Quai Branly qui, nous le pensions tous deux, pourrait donner sa dignité à la culture traditionnelle des Philippines.

L’humilité est la leçon que je dois tirer de la mort d’Adrian. Je dois me forcer à penser que je ne suis ni la première, ni la dernière à me sentir étranglée et étouffée par l’horreur soudaine que représente la disparition d’un être aimé. Pour le moment, je n’y arrive pas.

Pour y parvenir, il me faudra me souvenir que lors d’un voyage qui nous a amené vers un élevage de moutons en Australie Occidentale, Adrian m’a acheté un manteau de laine parce que c’était son anniversaire. Il déclarait très sérieusement que la personne dont c’était l’anniversaire devait faire des cadeaux.

Ainsi, lorsqu’il m’a amené au sommet du Mt. Wellington en Tasmanie à l’occasion de mes 60 ans, j’ai dû lui faire le cadeau de m’engager à garder la capacité de m’émerveiller.

Cependant, en ce moment, c’est ce que doit être l’autisme : un univers entier à l’intérieur d’Adrian et moi, et uniquement de moi maintenant, sans moyen de le transporter vers quelqu’un d’autre.

Mais j’ai une chanson pour mon cher défunt Adrian. On ne l’entendra jamais, ou peut-être que si. Cela a à voir avec l’émerveillement lorsque l’on fait face à la perte.

Mon amie et artiste Lucy Davis m’a invitée à écrire à un grain de blé retrouvé dans l’estomac d’un crocodile tué par balle il y a plus de 133 ans à Singapour. Le crocodile est mort plus ou moins au moment où mon arrière-arrière-grand-père a construit notre vieille maison à Batangas aux Philippines, et se trouve dans un musée. L’œuvre d’art est constituée des histoires adressées au grain écrites par des artistes et auteurs sélectionnés par Lucy.

J’ai écrit sur Adrian, descendant de cultivateurs de blé gallois, et moi, dont l’ancêtre est le crocodile. Ma lettre / mon histoire au grain de blé est l’histoire de deux personnes qui se sont retrouvées grâce au désir de trouver des formes d’émancipation douces et énoncées clairement au delà de circonstances malheureuses.

Grace au projet de Lucy, « écologies migrantes », ma lettre et toutes les autres missives sont maintenant enterrées avec le grain de blé, dans une profonde cavité adjacente à la réserve mondiale de semences du Svalbard, en Norvège. Avec cette banque de semences, les lettres et ce grain sont l’expression d’un espoir bouleversant de survivre à ce que les humains peuvent concevoir comme l’Apocalypse. https://seeding-stories.org  https://seeding-stories.org/Marian-Pastor-Roces

Grâce à cet espoir hors norme, je ne peux pas chercher les condoléances, les prières, ni un moment de silence pour le départ d’Adrian. Ma chanson ne résonne que si elle est entremêlée à un désir partagé. C’est dans cet état d’esprit que je m’accorde le souhait suivant : que la gentillesse soit reconnue comme un pas vers l’émerveillement, et une manière de marcher légèrement sur terre.

Et l’émerveillement, le lieu des amoureux, maintenant l’adresse permanente d’Adrian. C’est là qu’il va rester, pour moi, pour la vie elle-même.

Adrian Ellis Jones
23 juillet 1958 – 08 janvier  2021

Au sujet de l’auteur
Marian Pastor Roces est une commissaire d’exposition et critique indépendante. Les sujets de ses recherches critiques sont les villes, les textiles, les instituts artistiques mondiaux, les politiques identitaires et l’art contemporain. Son livre le plus récent « Recueil : écrit politique sur l’art et la culture », publié en 2019 est une anthologie de ses écrits depuis les années 70. Elle est la fondatrice et présidente de TAO INC, la seule et unique corporation de développement de musée aux Philippines. 

 

Traduction de l’anglais : Frédérique Drouet