Nous avons rencontré Moncef Marzouki, militant pour les droits humains et ancien Président de la République tunisienne entre décembre 2011 et décembre 2014. Il nous a donné sa vision sur la situation de Julian Assange, qui attend une décision de la justice britannique ce 4 janvier 2021 concernant une demande d’extradition des États-Unis, où il risque jusqu’à 175 ans de prison pour avoir révélé des crimes de l’armée états-unienne. Assange a été maintenu en prison jusqu’à cette date.
Interview réalisée par Alida Parisi, Montage vidéo de Dario Lo Scalzo
Pressenza : En tant que président de la Ligue Tunisienne pour la défense des droits de l’Homme entre 1989 à 1994, quelle idée avez-vous sur tout ce qui est arrivé à Julian Assange au cours de ces dix dernières années pour avoir révélé des crimes d’État et surtout de l’armée américaine ?
Moncef Marzouki : Merci à Pressenza de m’avoir invité, et de faire votre connaissance. Je suis un homme de la société civile, j’ai beaucoup travaillé dans les ONG, donc je me sens tout à fait à l’aise avec vous, merci encore pour cette invitation.
J’ai été et je reste encore un militant des droits de l’Homme et je suis de ce point de vue extrêmement sensible à la question d’Assange. D’ailleurs, vous le savez peut-être, en 2012, j’étais président et je l’ai appelé de Carthage, nous avons eu une communication lui et moi, il était dans cette ambassade, prisonnier [N.d.E. l’ambassade équatorienne à Londres] et je lui ai dit que je serais très heureux de le recevoir en Tunisie en tant que militant des droits de l’Homme, il était le bienvenu en Tunisie. Et je suis sûr que s’il avait eu le droit de sortir, il aurait hésité entre deux ou trois pays, mais en tout cas il aurait été accueilli très favorablement en Tunisie. Pourquoi ? Parce que j’ai toujours été scandalisé de la façon dont il a été traité.
En fin de compte, cet homme a fait quoi ? Il a fait ce que l’on appelle aujourd’hui être un lanceur d’alerte. Aujourd’hui la démocratie ne peut pas vivre sans les lanceurs d’alertes, sans eux il y aurait énormément de crimes qui seraient passés inaperçus. Cet homme a fait son devoir de lanceur d’alerte, il a dit ce qui devait être dit sur un certain nombre de crimes. Malheureusement, vous savez que le président sortant [N.d.E. des Etats-Unis] est en train de gracier un certain nombre de ces criminels des actes commis en Irak.
Pour moi Assange est un homme qui a fait son devoir de citoyen et de militant des droits de l’Homme et c’est la raison pour laquelle je considérais qu’il était, qu’il serait le bienvenu dans ce pays qu’est la Tunisie, qui était à l’époque, et qui est toujours encore, je l’espère, un terrain pour accepter des militants des droits de l’Homme. Moi, je suis totalement depuis le début, à la fois quand j’étais au pouvoir et aujourd’hui après avoir quitté le pouvoir, je suis totalement à 100 % avec le cas d’Assange, qui m’interpelle, qui est un cas typique de violations des droits de l’Homme.
P : Vous avez été le médecin personnel de Nelson Mandela. Pendant votre mandat présidentiel, ayant fait beaucoup pour les droits de l’Homme dans votre pays, est-ce que vous auriez des questions à poser à ceux qui détiennent prisonnier et torturent Assange ? Surtout parce qu’il est emprisonné, Il est détenu prisonnier dans un pays démocratique comme le Royaume-Uni.
MM : Je tiens à corriger une information, je n’ai pas été le médecin personnel du Président Mandela, j’ai rencontré le Président Mandela en 1991 avant qu’il soit président, et j’ai eu une longue conversation avec lui, notamment sur les droits de l’enfant, à l’époque on discutait sur ce thème, malheureusement je l’ai vu une deuxième fois quand je suis allé représenter la Tunisie lors de ses obsèques.
J’ai vu ce grand homme debout, et j’ai eu de la peine quand je l’ai vu sur un catafalque, pour moi c’est un maître, mais je n’ai pas eu l’honneur d’être son médecin ne fusse que parce qu’il a vécu essentiellement en Afrique du Sud et moi en Tunisie. Mais pour moi, c’est mon maître, c’est mon maître spirituel et pendant tout le temps où j’ai été à Carthage, j’avais son portrait derrière moi. Je n’avais pas le portrait d’un tunisien, j’avais le portrait de Mandela.
Pour moi, il y a presque un parallèle entre Mandela et Assange, parce que Mandela a été prisonnier pendant 27 années dans une petite cellule tout simplement parce qu’il s’était levé contre les crimes de l’apartheid. Assange est aussi d’une certaine façon prisonnier depuis neuf ans maintenant, de la même façon, parce qu’il s’est levé contre un crime.
Ce qui est le plus aberrent dans cette affaire, c’est que pour Mandela, on peut accepter, on peut comprendre qu’il ait été emprisonné par un régime d’apartheid, un régime raciste, un régime sans droits. Mais qu’Assange ait été prisonnier et qu’il ait été traité de cette façon par un État démocratique, cela dépasse toute imagination. Sauf que malheureusement on sait, quand on a été chef d’état, on sait que derrière chaque état quel qu’il soit il y a l’apparat, ce qui apparaît, et ensuite il y a la cuisine, l’arrière-cour, et l’arrière-cour de tous les états y compris les états démocratiques n’est pas très propre, ce n’est jamais très propre. Tous les États dysfonctionnent par rapport aux idées affichées.
Mais on s’attendait quand même à ce que la Grand Bretagne, avec sa tradition démocratique – avec le fait qu’elle est le siège d’Amnesty International, à Londres – ait un autre type de comportement. Malheureusement je dirais presque que c’est la lâcheté des autorités britanniques devant les pressions américaines, ils ont accepté cette situation qui est totalement indue, infâme. Je pense que malheureusement les dirigeants britanniques ne sortiront pas grandis de cette affaire. Est-ce qu’ils vont se rattraper ? Je ne sais pas. Evidemment ils se cachent derrière le droit en disant : non, c’est le droit, c’est la légalité. Mais tout le monde sait que c’est une affaire politique par excellence, et que s’ils avaient voulu, ils auraient pu trouver une solution permettant à Assange – qui n’est pas citoyen britannique, ni citoyen américain – de jouir du moindre des droits, le droit que la justice britannique reconnaît à tout le monde.
P : Que diriez-vous à ceux qui persistent à garder le silence : aux gouvernements, aux journalistes qui tentent de cacher les erreurs commises en Afghanistan, en Irak et dans de nombreux autres contextes. Je voudrais élargir la question : pourrait-on vraiment interagir avec ces personnes, ces gouvernements, ces journalistes et ces [hommes ou femmes] politiques ?
MM : Vous savez, le silence est un silence totalement inacceptable parce que là aussi, malheureusement dans la presse comme dans la classe politique vous avez de tout, il y a des hommes et des femmes qui sont là pour défendre des droits, et des hommes et des femmes pour défendre des intérêts. Parce qu’en fin de compte c’est l’homme qui défend la liberté d’expression, la liberté de l’information, la liberté de diffuser l’information, surtout quand ces libertés sont si importantes pour la paix et la sécurité du monde.
Je pense que beaucoup de gens ne sont pas grandis face à la menace américaine, face au fait qu’ils puissent être interdits de rentrer aux États-Unis, ou que sais-je.
Les gens auraient dû prendre plus cause ; mais bon, quand il s’agit de s’attaquer à des petits pays ou à des gouvernements faibles tout le monde se lance : on va attaquer tel gouvernement africain pour des violations des droits de l’Homme. Mais quand il s’agit de s’attaquer aux Etats-Unis et de dire non, il y a des violations des droits de l’Homme aux États-Unis, alors il y a beaucoup de gens qui hésitent, et cela ne les grandi pas.
Heureusement il y a des gens comme vous qui sont capables malgré toutes les difficultés, malgré tous les risques et problèmes, de prendre leur responsabilité. Donc je reste quand même optimiste par le fait que malgré toute la pression que les américains ont mis dans le cas Assange, il y a encore des gens qui sont capables de dire NON, on ne veut pas de cela, cet homme est un lanceur d’alertes, cet homme est un militant des droits de l’Homme qui doit être traité respectueusement et peut être libéré, on doit arrêter les poursuites contre lui.
P : Pensez-vous qu’il est juste qu’il n’y ait pas de secrets d’État et que ceux qui commettent des crimes même s’ils occupent des postes politiques ou militaires devraient être poursuivis ?
MM : Oui, il y a une justice pour tous. La Déclaration universelle des droits de l’Homme est très claire là-dessus. Je rappelle que la Déclaration universelle des droits de l’Homme a une marraine qui s’appelle Eléonore Roosevelt, une américaine, donc les américains ont eu un rôle important dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, comment peuvent-ils la renier aujourd’hui ? Cette déclaration est claire, l’article cinq est très clair : il y a interdiction totale et absolue de torturer des gens. Et aujourd’hui ce que subit Assange c’est une torture.
Le secret d’État, ça va et ça vient. Qui définit le secret d’État ? Ce sont des gens qui ont peur que leurs crimes soient dévoilés : mais qu’est ce qui est le plus important ? la vérité ? la paix ? le droit du peuple américain de connaître tout ? Est-ce que cela n’est pas plus important que les soi-disant secrets militaires qui consistent à cacher des crimes et en plus à les pardonner ? Ce que je ne pardonne pas à Trump, c’est de pardonner des crimes qui ont été révélés, en partie par Assange et des gens qui lui ressemblent.
Cette logique de l’État autoritaire ou des formes autoritaires au sein de régimes démocratiques, ça on connaît, et ça ne va jamais changer.
Ce qui est important c’est que la société civile, les peuples, eux, disent NON, il y a quelque chose de plus important que vos secrets – qui sont des secrets de polichinelle, parce qu’on finira toujours par les connaître. La chose la plus importante c’est le droit des peuples à savoir, le droit de la justice à se saisir de tous les crimes parce que c’est comme ça qu’on pourra avancer.
P : A propos de l’interview qu’Assange a donnée à l’ancien président de l’Équateur Rafael Correa, il a parlé d’un dialogue que vous avez eu sur les pouvoirs limités des présidents. A votre avis, est-ce qu’il existe des obstacles face aux responsables d’un gouvernement, des obstacles qui tentent d’imposer des pouvoirs forts à ceux qui veulent vraiment changer les choses ?
MM : Oui, bien sûr. Un président, ce n’est pas quelqu’un de tout puissant. Un président quand il arrive au pouvoir, il a une bureaucratie, il y a des traditions de pouvoir avant lui, il y a des lobbys extrêmement importants, il y a des industries derrière, il y a des intérêts colossaux. Ensuite, il y a son propre intérêt à lui, il veut se faire réélire, etc.
Donc, pour rester fidèle à des convictions, c’est extrêmement difficile parce que vous allez évidemment entrer en contact avec les lobbys économiques, avec des services secrets qui sont là et qui ont leur propre politique, parce qu’un président ça va et ça vient, mais les services de sécurité ou les lobbys économiques, eux sont constants, ils ont 20 ans, 30 ans de fonctionnement, donc c’est effectivement difficile.
Ceci étant, les présidents sont quand même capables de faire des choses. Personnellement quand je suis arrivé (à la présidence), j’ai interdit la torture et ça a été respecté, c’est à dire que dans les réunions que j’avais avec le conseil national de sécurité, que ce soit avec des militaires ou avec la police, j’ai dit : « La torture c’est fini en Tunisie ». Et ne venez pas me raconter ceci ou cela, et il n’y a pas eu de cas de torture, où en tout cas, s’il y en a eu, c’était des vraies bavures individuelles, mais la torture, qui était quelque chose de systématique en Tunisie, a cessé.
Malgré tout on peut faire des choses et nous avons créé des choses et heureusement, c’est comme ça que les sociétés peuvent avancer.
P : Assange est mis en examen avec l’espionage act, qui est une loi américaine qui remonte à 1917 écrite contre les traîtres à la patrie, mais les États-Unis ne sont pas la patrie d’Assange, car il est australien. Il n’a trahi personne, au contraire il a dénoncé les gouvernements et les militaires qui ont commis des crimes très graves et ont trahi vraiment leur patrie. Quel est votre point de vue à ce propos ?
MM : Mon point de vue, c’est que cela n’a rien à voir avec l’espionnage, ça n’a rien à voir, c’est une simple vengeance et surtout un exemple. C’est-à-dire que l’on veut qu’Assange soit un exemple : si vous osez divulguer nos secrets, voilà ce qui risque de vous arriver. Donc on essaye de faire d’Assange un exemple pour littéralement intimider tous ceux qui voudraient faire la même chose.
Je comprends que n’importe quel pays garde un certain nombre de secrets militaires, moi-même j’ai été dans cette position, il y avait un certain nombre de choses qu’on ne diffusait pas, car elles étaient vraiment en rapport avec la sécurité du pays : [] vous ne divulguez pas vos plans d’action contre les terroristes, etc.
Mais quand il s’agit de crimes, ou de bavures commises par les forces de sécurité, cela n’a plus rien à voir avec la sécurité nationale. La sécurité nationale au contraire ça consiste à ne pas accepter des bavures, à ne pas tolérer que des soldats tuent en mission, comme cela s’est passé en Afghanistan, cela n’est pas acceptable. Il y a une confusion entre ce qui est véritablement un secret d’État qu’il faut conserver – parce que l’État a besoin de garder des secrets – et le fait de cacher des crimes. Cela n’a rien à voir, cacher des crimes ne relève pas du secret d’État, parce qu’en principe les États ne sont pas des criminels, et en principe les États ne protègent pas le crime. On ne peut pas dire que cela fait partie des secrets d’État.
Pour moi l’attitude du gouvernement américain n’a rien à voir avec le secret d’État, c’est tout simplement cacher, on veut intimider les gens pour que justement ils ne recommencent pas. Cela pose un problème au niveau du fonctionnement de la démocratie américaine, il faudra que nos alliés américains, eux, posent la question de ce genre de loi, de ce genre de comportement. Parce que ce qui met en difficulté c’est leur propre démocratie, indépendamment de l’influence sur le reste du monde.
Et encore une fois, Assange n’est ni américain, ni anglais, s’il doit être jugé, il faudrait que ce soit en Australie, par exemple, certainement pas par les États-Unis.
P : A propos de Mme Fatou Bensouda, ex-procureure général de la Cour Pénale Internationale (CPI), à la suite de l’enquête sur les crimes de guerre commis par Israël en Palestine et les États-Unis en Afghanistan : elle a été menacée et sanctionnée par le gouvernement américain avec d’autres membres de la CPI. Comment avez-vous reçu cette nouvelle et qu’aimeriez-vous dire à Fatou Bensouda, quel message lui envoyer ?
MM : J’ai eu le plaisir de recevoir Fatou Bensouda quand j’étais président parce qu’elle était venue me voir pour une histoire un peu similaire, mais différente. Il y avait une fronde chez les chefs d’États africains qui ne voulaient pas que l’Union Africaine reconnaisse le rôle de la Cour Pénale Internationale, parce que les chefs d’États africains se sentaient menacés par la CPI, en disant : ce tribunal international ne poursuit que les africains. Elle est venue demander mon avis et mon appui, car elle voulait que la CPI s’applique à tout le monde, y compris aux africains, elle disait : on ne veut absolument pas cibler des chefs d’États africains. Je lui ai dit, je suis tout à fait d’accord avec vous, il n’y a aucune raison pour que les chefs d’États africains se sentent plus visés ou avec une certaine protection parce qu’ils sont africains. Pour moi c’est une femme courageuse, pour cette affaire de chefs d’États africains, je lui ai dit, je vous donne tout mon appui. La Tunisie votera pour que la CPI ait un droit de regard sur tout le monde, y compris sur mes chers collègues.
Je ne vois pas qu’elle soit intimidée, pour moi cette femme ne se laisse pas intimider. Je lui apporte mon soutien le plus total et je l’encourage à continuer, c’est grâce à des hommes et des femmes comme elle que le processus d’un État de droit international se met en place et c’est cela la chose la plus importante.
P : Les questions sont terminées. Pour conclure, il y a quelque temps vous avez annoncé votre sortie de la politique : c’est vrai ? c’est faux ? Quels sont vos futurs projets ?
MM : Oui je suis sorti de la politique tunisienne, c’est à dire pour la lutte du pouvoir en Tunisie, mais je reste Président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, donc je reste très actif dans la défense de la cause palestinienne où je suis très impliqué. On est en train de mettre en place un conseil national arabe pour la promotion de la démocratie et pour la défense du printemps arabe qui est extrêmement menacé.
Je reste très actif, je fais partie d’un groupe de « sages africains », nous nous réunissons tous les ans, à peu près une dizaine de chefs d’États africains, qui sont ou qui ont été des chefs d’État africains démocratiques et qui n’ont pas d’histoires de corruption. C’est un club très fermé, et nous nous réunissons tous les ans pour réfléchir sur l’avenir de l’Afrique, sur des stratégies de développement, etc.
Je suis très actif sur le plan africain et sur le plan arabe, mais j’ai effectivement évité, je veux m’éloigner de la scène politique tunisienne qui actuellement, pour le moment, n’a pas besoin de moi. J’ai fait mon travail, j’ai lutté contre la dictature, j’ai eu l’honneur d’être le premier président élu démocratiquement après le printemps arabe et j’ai travaillé beaucoup pour laisser une constitution qui protège les droits de l’Homme, qui protège les libertés publiques, qui protège la Tunisie contre le retour de la dictature, c’est moi qui ai promulgué cette constitution, donc j’estime que j’ai fait l’essentiel du travail, maintenant je peux me développer ailleurs.
P : Vous avez dit que la Tunisie n’a plus besoin de vous, c’est vrai un peu, parce qu’elle est florissante maintenant, c’est une île dans le milieu arabe. Je termine par une invitation à venir à Milan, pour une rencontre publique : surtout pour donner l’espoir à tous les participants que changer c’est possible, et montrer vraiment que le parcours vers la justice et les droits de l’Homme c’est possible pour tout le monde.
MM : Vous pouvez compter sur moi. Tout ce qui va vers la rencontre des peuples et civilisations, tout ce qui est défense des droits de l’homme, quel que soit le contexte, vous pouvez toujours compter sur moi.