Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on utilise les expressions “fou de rage, fou d’amour ou fou de joie” et que lorsque c’est notre cerveau qui disjoncte, on dit simplement “fou”, sans estimer nécessaire de qualifier le type de folie dont nous sommes atteints ? J’avancerais cette explication : parce que nous sommes persuadés que le siège de notre identité réside dans notre pensée et que c’est l’être tout entier qui est alors mis en péril. Tout ça serait donc la faute, non de Voltaire ou de Rousseau, mais de Descartes et son fameux « je pense donc je suis », qui met malencontreusement la charrue avant les bœufs en inversant la charge de la preuve.
Vous remarquerez au passage que les personnes déficientes mentalement sont, en général, d’un naturel doux et d’un commerce agréable. Les signes de la psychopathie sont plutôt à rechercher chez les individus souffrants de carences affectives.
Notre problème, en tant qu’espèce humaine, c’est que nous n’avons pas fini notre mutation. Nous sommes en cours d’accomplissement, mais avec cette singularité particulière que le travail de finition nous est échu, à travers un libre-arbitre sans condition, y compris la possibilité de nous autodétruire. C’est dire combien nous sommes libres, en réalité, pour le meilleur comme pour le pire ! Nous sommes, à la naissance, une page blanche qui reste à écrire. À la différence des autres espèces, notre passage à l’âge adulte prend beaucoup de temps et semble même se prolonger bien au-delà de notre croissance physique.
C’est un pari osé qu’a fait le créateur (et de grâce, ne réduisez pas mon expression à l’image d’un vénérable barbu assis quelque part là-haut dans des cieux imaginaires), mais qui du même coup nous offre une possibilité inouïe de nous hisser, non à son niveau – car nous ne serons jamais aux commandes – mais d’entrevoir la vision qui est la sienne, d’en ressentir l’exaltation, la grandeur, l’ineffable bonheur-clameur-splendeur, qui frappe soudain d’un mutisme béat l’esprit qui en est le témoin.
J’entends beaucoup de discours contradictoires ces temps-ci et, à des degrés divers, j’y trouve toujours une parcelle de vérité, mais une parcelle seulement. Rares sont les discours qui m’enchantent vraiment. Y compris ceux qui trottent dans ma tête, je vous rassure : je passe le plus clair de mon temps à faire le tri, à dé-penser ! Tiens, intéressante collusion verbale : “dépenser” serait un acte de non-pensée ?
J’entendais récemment sur France Culture le sociologue Bruno Latour dire, dans une sorte de réflexe d’urgence ou par soucis d’altruisme : « La question de “qui suis-je ?”, ne m’intéresse pas beaucoup. »[1] Il venait présenter son nouveau livre Où suis-je ? qui tente de cartographier la réalité nouvelle dans laquelle nous a plongé la pandémie.
Louable intention et intéressantes réflexions, mais je trouve imprudent d’évacuer rapidement la question « qui suis-je ? », sauf à la réduire à notre seule individualité. Car reste toujours en suspens la question non résolue de « que suis-je ? ».
Une créature qui a atteint un degré de puissance destructrice telle qu’elle lui permet de rivaliser avec les forces créatrices qui lui ont donné naissance[2], si elle est douée de raison – ce dont elle se targue – devrait, à tout le moins s’interroger sur la nature de cette forme d’intelligence contre-nature qu’elle a développée au cours de son évolution.
Ne vient-on pas de primer un roman, L’anomalie, qui rencontre un vif succès, remettant en cause la réalité de notre existence ? Nous pourrions être des êtres simulés, duplicables, mais la question « par qui ? » n’est pas abordée, rendant l’exercice passablement fallacieux. Comme une sorte de pensée contaminée par la prétendue intelligence artificielle que nous serions bientôt en mesure d’appeler à notre secours. « Au secours ! » effectivement.
Mais n’existe-il pas après tout, une porosité étrange entre nos états de veille et de sommeil ? Certains de nos rêves prémonitoires ou porteurs de message en attestent et nous avons tous pu vérifier que « la nuit porte conseil ». Nous sommes l’objet parfois de “fuites d’inconscience” bien étranges…
La mathématicienne Anne-Laure Dalibard confiait récemment au Monde[3] : « Nous avions un prof de maths formidable. Il donnait des exercices supplémentaires facultatifs, un peu plus difficiles. J’ai séché sur l’un d’eux pendant des jours… et des nuits. Et un matin, je me suis réveillée avec la solution. Pas la plus élégante, mais elle fonctionnait. J’ai découvert le plaisir que j’avais à me plonger dans un problème, ne penser qu’à ça, m’y perdre, puis laisser reposer et voir la clarté apparaître, dans un processus cognitif sans contrôle de ma part. »
Preuve, s’il en était, que nous ne voyons que la partie émergée de notre iceberg personnel. Et s’il s’avérait que d’aller creuser plus profond en nous, pouvait nous ouvrir à une perception plus large de notre condition ?
M’est avis que nous sommes loin d’avoir fait le tour de nous-même qu’on ne peut restreindre qu’à un simple agrégat d’idées plus ou moins cohérentes. Il est même quasi impossible de “dire” qui nous sommes, seulement le vivre, le ressentir, en être conscient au maximum de nos capacités. Nous sommes vraiment, mais “vraiment !” plus grand, plus vaste, plus complet et même plus diversifié que ce qui circule, même à toute vitesse, dans les méandres de nos synapses. Osons dire : “sans limite connue”.
On trouve dans la littérature, des textes qui témoignent de ce basculement intérieur conduisant à contempler la réalité sous un jour nouveau. Celui que je vous livre ci-dessous se passe de commentaires tant il est bouleversant, mais il permet d’entrevoir le chemin qu’il nous reste à parcourir si nous voulons enfin prendre pleine possession de notre destinée, plutôt que de chercher à contrôler un monde qui sera toujours plus grand, plus fort et plus intelligent que nous.
« Je suis étendue dans une cellule obscure, sur un matelas dur comme pierre. Autour de moi, dans la maison règne un silence de mort, c’est à croire que je suis au tombeau. Le reflet de la lanterne qui brûle toute la nuit devant la prison, miroite au plafond. De temps en temps on entend tout au loin passer un train, ou bien tout près, sous la fenêtre, la sentinelle tousser et faire quelques pas lents et lourds pour se dégourdir les jambes.
Le sable craque si désespérément sous ses bottes qu’il semble que s’exhale ainsi dans la nuit sombre et humide tout ce qu’il y a de désolé dans l’existence, tout ce qui est sans issue. Je suis étendue là toute seule, enroulée dans les plis sombres de la nuit, de l’ennui, de la captivité, et cependant mon cœur bat d’une incompréhensible joie intérieure, d’une joie nouvelle pour moi, comme si je marchais sur une prairie fleurie par un soleil radieux. Et je souris à la vie dans l’ombre de mon cachot, comme si je possédais un secret magique, par lequel tout ce qu’il y a de méchant et de triste se transformerait en clarté et en bonheur. Je cherche en vain une raison à pareille joie, mais je ne trouve rien et ne peut que rester dans l’étonnement. Je crois que le secret n’est rien d’autre que la vie même ; l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours, si on sait la bien regarder. Et dans le craquement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, la vie chante pour qui sait l’entendre. À de pareils moments, je pense à vous et voudrais tant vous passer cette clef enchantée, afin que vous puissiez dans toutes les situations sentir ce qu’il y a de beau et de joyeux dans la vie, afin que vous aussi viviez dans l’enchantement et marchiez dans la vie comme sur une prairie diaprée. »
Rosa Luxemburg, prison de Breslau, décembre 1917
[1] De proche en proche, avec Bruno Latour, La suite dans les idées sur France Culture, le 30 janvier 2021.
[2] « Il est donc manifeste que le changement climatique induit par l’homme est à présent aussi puissant que la force de la nature », Petteri Taalas, secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale (OMM).
[3] Anne-Laure Dalibard, dérivée volontaire dans un océan d’équations, Le Monde, 24 janvier 2021.