Lorsque je me contente d’observer le monde et son évolution, à travers des crises qui se succèdent sans relâche, il y a matière à sérieusement déprimer. On peut avoir le sentiment que, quoiqu’on fasse, cela se retourne toujours contre nous. Les progrès de la science, en résolvant certains problèmes, en génèrent d’autres qui nécessitent de nouvelles avancées technologiques qui seront elles-mêmes sources de nouveaux défis encore plus grands, plus urgents, plus menaçants.
Jamais nos économies n’ont été aussi chahutées, corrompues, détournées de l’objectif initial d’organisation et de répartition des richesses pour permettre à chacun de vivre dignement. Autant ridicule que choquante est l’accumulation du capital aujourd’hui, avec le cortège de malheurs et de drames qu’elle engendre. Et si les crises se succèdent aussi dans ce domaine, rien ne semble indiquer que nous soyons prêts à changer de paradigme.
Dans le champ politique, ce n’est guère plus brillant. Entre le délitement progressif de nos démocraties et la montée en puissance des régimes autoritaires, il y a aussi de quoi s’inquiéter. On peut même se demander comment il y a encore des femmes et des hommes (surtout des hommes) suffisamment inconscients ou imbus d’eux-mêmes pour se présenter devant des électeurs tout en sachant qu’ils ne pourront jamais tenir leurs promesses. Ils représentent le pouvoir, mais ne le détiennent que si peu.
La science, l’économie, la politique : ces trois disciplines se répartissent les rôles en ce moment de crise sanitaire mondiale. Elles essayent de faire front commun, bon an, mal an. Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons qui nous conduisent à prendre à bras le corps ce fléau plutôt qu’un autre. C’est même, à mon sens, mauvais signe : nous sommes toujours à la recherche de nouveaux défis pour fuir ceux devant lesquels nous avons capitulé. Se trouver une nouvelle source d’angoisse permet de masquer temporairement la précédente.
L’ennui avec ce péril-là, c’est qu’il peut potentiellement atteindre n’importe qui. C’est ce à quoi « beaucoup à dire » au paragraphe précédent faisait pudiquement référence, parce qu’au fond, sincèrement, j’aimerais pouvoir trouver une autre explication. D’ailleurs n’est-ce pas aussi le cas du dérèglement climatique, par exemple ? Ne peut-il pas impacter potentiellement tout un chacun ? Oui, c’est vrai… mais pas immédiatement, pas brutalement, pas au détour d’un contact involontaire dans la rue ou un magasin. Le virus est bien, bien plus dangereux car « moi-je » peux l’attraper sans aucun signe avant-coureur, sur un coup de dé, un coup de malchance. La famine, les guerres, l’exil, l’esclavage moderne, c’est terrible, mais ça ne frappe pas au hasard, vous comprenez…
Eh bien non, justement, je ne comprends pas. Ce que je comprends en revanche, c’est que nous abordons tous ces problèmes – apparemment insolubles et totalement imbriqués entre eux à en devenir cauchemardesques – sous le mauvais angle, avec la mauvaise approche. Pour une raison très simple : nous en sommes responsables, nous les avons créés. Ce n’est ni la Nature, ni je ne sais quel dieu vengeur, ou encore un démon nous poursuivant de sa malédiction.
Et si, d’aventure, la cause de tous nos soucis venait d’un manque de connaissance et de maitrise des outils dont cette Nature ou ce dieu nous ont dotés ? Si je fais abstraction des problèmes du monde qui me dépassent largement, n’ai-je pas l’impression d’être également dépassé par les événements dans ma propre vie, ma vie personnelle, ma vie intime ? Ne suis-je pas habité par le doute en permanence ? Ne suis-je pas sans cesse à la recherche de réponses dans les livres, les médias, dans le regard des autres ou en scrutant les étoiles ?
Nous sommes intuitivement plus ou moins conscients que nous gérons mal notre vie, mais pourquoi ? L’abeille s’active à sa tâche, qu’elle sait être la seule à pouvoir accomplir. Nous nous activons à toutes sortes de tâches que nous avons inventées, nous nous agitons pour oublier que nous ne savons pas exactement quel est notre rôle, pourquoi nous sommes là.
C’est Prem Rawat qui m’a permis de mettre le doigt sur mon problème : j’avais un déficit de cœur. Il fallait que je passe tout au crible de mon mental, de mes pensées, de la réflexion, y compris pour gérer mon mal de vivre. Étrange expression mais qui pointe au bon endroit : nous vivons mal parce que nous n’écoutons pas la vie qui pulse en nous. Nous ne savons même pas ce que cela veut dire, si c’est possible, comment s’y prendre. Nous sommes indubitablement habités par quelque chose – qui un jour nous abandonnera comme une poupée de chiffons – mais nous ne ressentons rien à l’endroit de cette « chose », la Vie. Nous la considérons juste comme un processus par défaut – sur lequel nous construisons toute sorte de châteaux de sable – alors qu’elle, cette Vie, ne nous fait jamais défaut justement… pour l’instant !
Oui, c’est ça : l’instant. C’est là où ça se passe, c’est là où se cache la Vie. Et je suis doté d’un cœur pour la ressentir. On trouve là la limite de nos langages, qui ne sont que l’habillage de notre pensée. Peut-être un jour inventerons-nous des mots spéciaux pour désigner cette fonction si particulière que nous négligeons encore, car nous n’en avons appris ni les secrets, ni les bienfaits.
Si nous étions, comme l’abeille, à l’apogée de notre évolution, nous aurions vraiment de quoi nous inquiéter : la théorie de l’évolution voudrait que nous soyons voués à disparaitre, notre avantage comparatif n’ayant pas été démontré compte-tenu de la menace que nous faisons peser sur le vivant dans son ensemble. Mais, bien heureusement, nous ne sommes qu’au milieu du gué. Nous n’avons pas, malgré ce que nous croyons, dévoilé tous nos atouts, déployé complètement nos ailes, effectué notre mue. Il nous reste un immense progrès à faire, chacun, individuellement. Notre instrument est désaccordé. Comment, dans ces conditions, pourrions-nous jouer une symphonie tous ensemble ?
L’espoir est là et il est formidable, et pour dire les choses en entrepreneur visionnaire : « nous disposons d’une marge de progrès confortable, d’une variable d’ajustement formidable, de ressources non polluantes et recyclables à l’infini. » Le progrès est déjà là : pas devant, mais en nous.
Au moment où je boucle cet article, je tombe sur cette dépêche qui ne me dit rien qui vaille : le PDG atypique de Danone, Emmanuel Faber, est débarqué avec effet immédiat par les actionnaires du groupe, après plusieurs semaines de crise. Je ne doute pas qu’on en saura un peu plus dans les jours prochains. Alors je me suis repassé ce discours qu’il avait prononcé en 2016 devant des élèves fraichement diplômés de HEC.