A propos de la rencontre des 8-9 juin de l’OMC-ADPIC sur les brevets sur les vaccins

NOUS AVONS TOUS LE DROIT A LA VIE. PERSONNE NE PEUT S’ARROGER LE POUVOIR DE LE BAFOUER 

Déclaration de l’Agora des Habitants de la Terre.

 

A. Les inadmissibles

  1. L’Agora des Habitants de la Terre a toujours contesté la légitimité de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), organisation distincte et indépendante de l’ONU, de décider les règles mondiales dans le domaine de la santé, à la place de l’ONU et, en particulier, de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, agence spécialisée de l’ONU). L’OMC est le lieu où règnent les règles du commerce imposées par les économies les plus puissantes de la Planète en fonction des intérêts financiers et de la domination économique et militaire des oligarchies du monde.

Ces règles, notamment par l’octroi de brevets, accordent à des sujets privés poursuivant des objectifs de lucre le droit exclusif de propriété et d’usage pendant 20 ans des connaissances sur les organismes vivants (cellules, molécules, gènes…). Depuis leur imposition en 1994, elles ont empêché le développement et les usages justes et égalitaires des médicaments et des vaccins contre les pandémies telles que Ebola, la grippe A (H1N1), le Sida. Des millions de personnes en sont mortes indûment ou ont souffert gravement sur le plan humain et social, sans compter les autres millions de décès annuels à cause de maladies liées à l’absence d’eau potable saine et aux mauvaises conditions hygiéniques dues à leur appauvrissement. Encore aujourd’hui, presque la moitié   de la population mondiale n’a pas la garantie de la couverture sanitaire de base. Entretemps, l’industrie pharmaceutique mondiale privée (de l’Occident !) n’a fait qu’accumuler profits, richesse et puissance. Inadmissible.  

  1. Nous dénonçons les comportements irresponsables au plan politique, économique, et social des dirigeants/propriétaires des entreprises pharmaceutiques détentrices des brevets sur le vivant (et sur l’intelligence artificielle). Ils savent que la quasi-totalité des coûts concernant la R&D, les tests et les expérimentations, ainsi que la production et la distribution des vaccins et des autres instruments médicaux contre Covid-19, ont été pris en charge par le budget des Etats, l’argent public, entre autres par l’achat anticipé public garanti de milliards de doses.

Eh bien, malgré cela,

  • aucune entreprise pharmaceutique importante n’a répondu favorablement à l’invitation faite par l’OMS et un nombre important d’Etats, y compris l’UE, à mettre en commun les connaissances scientifiques ainsi accumulées et qui sous-tendent le développement des thérapies médicales ;
  • les dirigeants de l’industrie pharmaceutique ont bloqué jusqu’à présent toute proposition visant, dans le respect même des dispositions prévues dans les Traités OMC-ADPIC (notamment articles 9 et 31), la licence obligatoire et la suspension temporaire des règles sur les brevets. Leur refus reste uniquement dicté par la défense de leurs profits et de leur domination oligopolistique des marchés ;
  • Ils continuent à se dire prêts à distribuer, c’est-à-dire à vendre, les vaccins

– au prix de marché, aux Etats des pays riches pour leur population ;

– à prix réduits, aux Etats des pays riches et aux organismes philanthropiques pour distribution aux populations des pays à revenu moyen ;

– au prix de coût de production aux Etats des pays riches et aux organismes philanthropiques pour distribution aux populations des 92 pays à faible revenu (éligibles, précisons-le, pour bénéficier d’une telle aide !).

Quels prédateurs ! Inadmissible.

  1. Nous nous révoltons contre l’’hypocrisie actuelle des représentants des Etats des pays riches, notamment « occidentaux » de l’OCDE (et de leurs alliés). Ils ont approuvé entre 1990 et 1998 la brevetabilité du vivant. Ils ont imposé les accords OMC-ADPIC et depuis un an et demi, ils prétendent à l’intouchabilité du principe du droit de propriété privée sur le vivant. Ils prêchent la soumission de la politique de la santé aux « lois » du marché et aux « impératifs » des rendements financiers. Ils ne parlent plus de « droit universel à la santé» mais de « accès équitable et à prix abordable» aux instruments médicaux (approche purement marchande).

Dans ces conditions, comment peuvent-ils affirmer que leur objectif a été et reste celui de « ne laisser personne de côté » alors qu’ils maintiennent intact le principe des brevets, qui constitue une négation structurelle des droits à la santé et de la santé en tant que bien commun public mondial ? D’ailleurs, la réalité apporte un démenti sans nuances à leurs proclamations.

En outre, le fait que les Etats ont quasiment pris en charge le financement de la totalité des coûts, de A à Z, des vaccins ne les a pas empêchés de « sauvegarder » la propriété privée des vaccins par les entreprises détentrices des brevets ! Ce fait illustre plutôt la flagrante soumission des Etats, des pouvoirs publics, aux pouvoirs privés. Une telle soumission est inadmissible.

  1. Nous dénonçons aussi le matérialisme opportuniste de la majorité des dirigeants mondiaux des pays les plus puissants qui inspirera leurs choix lors de la réunion des 8 et 9 juin du Conseil général de l’OMC-ADPIC. Ils ont montré leurs choix à l’occasion du Global Health Summit du G2O à Rome le 21 mai dernier. Ils traiteront la pandémie comme un problème de gestion d’un facteur inattendu et porteur de crise profonde. Au-delà de la mort de 3,7 millions de personnes, à ce jour, au sein aussi de leur population, ce qui compte pour eux c’est de remettre en marche la croissance de l’économie mondiale, du PIB mondial.

Pour eux, la croissance des inégalités sociales, humaines et économiques est inévitable. La nouvelle crise du travail et de l’emploi est nécessaire pour régénérer, disent-ils, les forces de travail. La digitalisation de l’économie exige des investissements considérables dans les grandes infrastructures nationales et internationales. Ce qui les intéresse c’est la remise en état de santé de la force de travail hautement performante, pour faire redémarrer la machine économique.

A cette fin, ils ne parleront même pas de la suspension provisoire, mais ils mettront l’accent sur l’augmentation des capacités de production et de distribution des vaccins pour les populations des pays pauvres sans toucher aux brevets.

  1. Devant une telle approche, nous tenons à affirmer notre totale solidarité aux millions de nos co-habitant-e-s de la Terre qui n’ont pas encore pu recevoir les soins anti-Covid-19, au risque de leur vie et de leur santé, et sont dépourvus des ressources financières et technologiques pour faire face aux énormes dégâts économiques, sociaux et humains des crises actuelles. Nous pensons en particulier aux habitant-e-s du Brésil et de l’Inde. Dans ce dernier pays, des centaines de milliers de personnes meurent par manque d’oxygène, alors que le monde a dépensé en 2020 2.000 milliards de $ pour l’armement et l’Inde elle-même figure à la cinquième place du classement en termes de dépenses militaires ! Inadmissible. Nous pensons à Haïti où au 2 juin, pas une seule dose de vaccin n’a encore été administrée. Notre solidarité va aussi au personnel médical de toute catégorie, qui croit aux soins de santé en tant qu’engagement au service de la vie. Ces centaines de milliers de personnes se trouvent aux premiers postes de la lutte e paient de leur vie leur engagement, alors que les détenteurs des brevets et les opérateurs en Bourse continueront les 8 et 9 juin, tout naturellement, à penser aux performances commerciales et aux rendements financiers de leurs entreprises et marchés ! Enfin, notre solidarité va aux peuples qui, ces dernières années, se sont battus pour leur droit à la santé, seulement avec quelques succès partiels en raison de la forte opposition, injustifiée, des entreprises détentrices de brevets soutenues par leurs Etats « protecteurs » soumis. Le mépris des droits de centaines de millions d’êtres humains doit cesser.
  1. Nous sommes très inquiets  concernant les développements des prochaines années. Ce qui nous préoccupe le plus, c’est surtout l’incapacité manifeste des pouvoirs en place de concevoir et réaliser une réelle coopération mondiale, durable, pour des solutions efficaces et justes dans l’intérêt de tous les membres de la communauté globale de vie de la Terre. Cette incapacité a été certifiée par la Déclaration de Rome du Sommet Mondial de la Santé du G20 qui s’est tenu à Rome le 21 mai dernier (un énième sommet mondial des puissants pour rien !).

La pandémie Covid-19 a été, hélas, un terrain de nouvelles rivalités entre les Etats-Unis, très agressifs, et la Chine, en état de puissance mondiale montante. Entre les Etats-Unis et l’UE, l’UE et la Chine, l’Inde et la Chine, l’UE et la Russie. En outre, la peur de l’apartheid mondial « vaccinal », loin de disparaître, se renforce.

Ainsi  restons-nous  sérieusement préoccupés par le fait que depuis 29 ans les  « grandes » Conférences of Parties (COP) sur le Climat et l’environnement (nous serons en novembre prochain à la 26e COP)  aient pu se tenir annuellement, avec la participation de dizaines de milliers de personnes, représentant  les pouvoirs du monde,  sans résultats efficaces et sans aucune véritable jonction et intégration entre les politiques de lutte contre le désastre climatique et environnemental et la lutte pour la santé et contre les pandémies. Nous soulignons l’incohérence des COP (de facto, les pouvoirs qui « régissent » le monde) qui n’ont jamais mis en question la légalisation opérée en 1990 du droit absolu de propriété privé (intellectuelle) sur le vivant. Comment peut-on faire une politique de l’environnement et de la santé en faveur du droit à la vie de tous si les pouvoirs publics donnent le droit de propriété intellectuelle privé sur la vie à des sujets, poursuivant des buts lucratifs et qui, on l’a vu, en abusent « logiquement » sans limites ?

L’échec de la coopération mondiale par les dominants (dans ce cas, les gouvernements, répondant aux dictats des lois du marché, professées par les groupes financiers), doit pousser les citoyens à renforcer leur mobilisation pour stopper et mettre fin aux désastres en cours.

Une des voies à entreprendre d’urgence est l’abolition des brevets sur le vivant (et sur l’intelligence artificielle) de pair avec une mutation à la racine du système financier et au lancement d’initiatives et à la mise en place d’institutions responsables à l’échelle mondiale sur le plan politique, financier et technologiques capables de travailler, réellement, pour la sauvegarde de la vie des tous les habitants de la Terre.  Le temps des petits pas est venu à échéance. C’est le temps de l’audace. 

  

B. Travailler pour la vie, les droits universels, les biens communs publics mondiaux (*)

(*) A ce sujet, voir aussi Mémorandum des citoyens. Pour une politique mondiale publique de la santé, voir www.agora-humanité.org

Proposition 1. La santé, responsabilité mondiale de l’ONU/OMS réformée/renforcée

Quelle que soit la décision de l’OMC-ADPIC les 8-9 juin, les questions de la santé mondiale doivent devenir institutionnellement de la compétence institutionnelle de l’OMS/ONU et être soustraites à l’autorité de l’OMC, institution distincte et indépendante de l’ONU.

La proposition attribuée à l’UE de travailler à l’approbation d’un nouveau pacte mondial sur la santé visant le renforcement des capacités mondiales de monitorage et de solution des pandémies actuelles et futures nous paraît intéressante. A condition que l’organe responsable de l’application du pacte soit partie intégrante d’une ONU aux compétences et aux pouvoirs renforcés et d’une OMS libérée de la mainmise exercée sur ses travaux par les grandes entreprises pharmaceutiques et chimiques multinationales

Proposition 2. Abolition des brevets sur le vivant (et sur l’intelligence artificielle). Le droit à la vie est plus important que les profits.

L’abolition est fondamentale pour mettre fin à une histoire de trente ans d’annihilation des droits humains et de la res publica mondiale et pour jeter les bases d’une nouvelle histoire du vivre ensemble pacifique dans la justice et la solidarité mutuelle et le partage des connaissances. Bien sûr, il faut aussi imposer, en même temps   la mise en commun des ingrédients nécessaires à leur fabrication.

Pour procéder à l’abolition, il ne faut pas attendre l’approbation du nouveau pacte mondial sur la santé. Le principe de base est là : c’est le droit universel à la vie (et non pas ‘l’accès équitable à prix abordable aux vaccins »).

Proposition 3. Ramener les activités de R&D dans le domaine public et lancer un « Pacte mondial sur la Science pour la vie et la sécurité de tous les habitants de la Terre ».

Les activités de recherche et de développement (R&D) d’importance fondamentale pour la vie doivent être ramenées dans le domaine public. Y compris le système universitaire et les laboratoires de recherche des hôpitaux universitaires et similaires.

De manière plus intégrante, il est urgent de concevoir et mettre en œuvre un « Pacte mondial sur la science pour la vie et la sécurité de tous les habitants de la Terre« . Dans ce cadre, il est prioritaire d’envisager la création d’une Maison mondiale de la santé (MMS), véritable espace commun ouvert – tour de guet et lieu d’échanges et de propositions – pour la promotion de programmes et d’initiatives communs et solidaires au service de la politique mondiale de la santé (dont propositions 1 et 2).

On ne peut pas maintenir la connaissance dans un état d’asservissement à l’objectif de la sécurité dite « nationale » des Etats les plus forts et à l’objectif de la sécurité des intérêts et du pouvoir des groupes économiques plus puissants.

Proposition 4. La politique de la santé est une politique de biens communs publics. Il faut réorienter et restructurer le système financier (et fiscal).

La santé doit être considérée par la loi comme un bien commun public de la communauté globale de vie de la Terre, « patrimoine » inaliénable sous la responsabilité collective de l’humanité. Les activités, les infrastructures, les instruments et traitements médicaux et les services de santé sont des biens/services communs publics, non soumis à rivalité et fonctionnant hors des logiques de marché et libérés des impératifs de rendement financier.

Les peuples exigent « la santé pour et par les citoyens ». Ils désirent les vaccins des peuples et non pas les vaccins des profits.  Ils veulent des systèmes de santé décentralisés, ancrés sur les territoires de proximité. Ils s’opposent à être traités comme des terminaux d’occupation de lits et de consommation de médicaments et de machines dans le cadre de gigantesques structures de gestion de malades.

Dès lors, les secteurs de l’industrie pharmaceutique pour la vie et les systèmes de santé (locaux, nationaux, internationaux et mondiaux) doivent être gouvernés et financés sous la responsabilité des pouvoirs et des institutions publics démocratiques et solidaires.

Au cœur des processus nécessaires de changements structurels nécessaires se trouvent la définition et la structuration d’un nouveau système mondial financier (fiscal) finalisé, entre autres, à soutenir

a) la conversion de l’industrie pharmaceutique privée en une industrie publique au niveau local, national, régional et mondial; et

b) l’intégration de toutes les activités essentielles du service de santé dans  des systèmes publics de santé uniques à chaque échelle territoriale ( ce qui n’exclut pas, évidemment, le respect  des spécificités sociales, culturelles,  historiques des différents « territoires »),  coopératifs  (basé sur la coopération, le mutualisme et la solidarité selon les principes d’une véritable  économie sociale et solidaire)) et universels (à savoir répondant aux mêmes objectifs de couverture sanitaire fixés par les organes/institutions mondiales  compétente. Voir proposition 1).

Pour réorienter et restructurer le système financier (et fiscal) il est proposé de commencer par mettre hors-la-loi les activités financières spéculatives et prédatrices.  Il faut piloter une forte « transition financière et fiscale » axée sur

a) la mise au ban des paradis fiscaux, l’harmonisation fiscale croissante à l’échelle mondiale, l’établissement de taxes internationales sur les transactions financières et sur les profits (évasion fiscale) des grandes entreprises multinationales, l’abolition du secret bancaire (dans le cadre d’un renforcement efficace de lutte contre la criminalité financière des banques notamment concernant les trafics illégaux de drogue, d’armes…) ;

b) la reprise en main par les autorités publiques des pouvoirs de décision et de contrôle en matière monétaire, en opposition à la marchandisation et à la privatisation actuelles des monnaies et des activités d’épargne et d’investissements ;

c) la réduction drastique des dépenses militaires dans le respect aussi de l’application du traité d’interdiction des armes nucléaires ratifié l’année dernière.

Proposition 5. Création du Conseil de Sécurité Citoyen pour les Biens Communs Publics Mondiaux (BCPM)

La concrétisation des droits universels des humains et de la nature à la vie est strictement liée à la sécurité de vie collective pour tous les habitants de la Terre. Pendant ces longs mois de pandémie, on l’a répété souvent, même si ceux qui l’ont affirmé ne l’ont pas respecté : personne n’est sauvé tant que tous ne sont pas sauvés. Un point est clair à ce propos. Il n’y a pas de sécurité commune et collective effective et efficace sans la sauvegarde des biens publics mondiaux essentiels à la vie et leur mise à disposition de tous sans discriminations et exclusions.

A cette fin, la participation des citoyens et des peuples revêt une importance cruciale.

Les biens communs publics mondiaux (BCPM) essentiels à la vie ne sont pas légion : l’eau, l’air, l’énergie solaire, la terre, les semences, la santé, la connaissance, l’éducation, la culture.

La mission du Conseil des citoyens pour la sécurité des biens communs publics mondiaux est triple : alerter et préserver ; proposer des initiatives législatives concernant les règles ; contrôler et sanctionner.

 

Conclusion

Une politique de la santé en faveur du droit universel à la vie de toute la population mondiale, dans la justice et dans la dignité de tous, n’est pas uniquement une question de stratégie pharmaceutique et de digitalisation des services de santé.  Qui plus est, elle ne peut pas se réaliser dans le cadre des « lois » du marché, forcément oligopolistique, et d’un système financier et fiscal au service des intérêts privés des oligarchies mondiales.

Les changements à réaliser sont considérables et seront fortement combattus par les forces du système en place, mais la force des propositions ici présentées réside dans leurs capacités utopiques de construction de devenirs répondant mieux aux droits et aux aspirations des peuples et des habitants de la Terre.

Bien que timide et strictement limitée, la récente décision des membres du G7 prise le 4 juin dernier d’imposer une taxe minimale de 15% sur les profits des compagnies multinationales dans les pays où ils sont produits, confirme que des changements peuvent être apportés au système financier et fiscal sous une forte pression politique, sociale et morale des citoyens.

 

Agora des Habitants de la Terre, Riccardo Petrella, président.

Bruxelles, le 6 juin 2021