A l’occasion d’une série d’interviews donnés à l’agence Pressenza par les députés des partis européen qui se sont battus au sein du Parlement européen pour l’abrogation des brevets sur les vaccins, les médicaments et les produit de diagnostic liés à la pandémie, nous nous entretenons avec Dimitris Papirodimoulis, membre de la fraction de gauche du Parlement européen (GUE/NGL) et vice-président du même Parlement européen.

 

Marianella Kloka : ça n’a pas été trop compliqué d’obtenir ce résultat ?

Dimitris Papadimoulis : Ça a été tout sauf simple. Ça a représenté des mois de travail. Nous avons commencé au début de la pandémie, au printemps dernier. La gauche européenne dans son ensemble s’est fixé pour objectif de faire du vaccin qu’on attendait tous un bien public et de suspendre la protection du brevet, comme cela avait déjà pu être fait des années auparavant dans le cadre du sida. Ça nous a pris du temps, il a fallu des arguments des rencontres, des discussions avec des associations citoyennes et des scientifiques pour élaborer un consensus large. Finalement, mercredi 19 mai, la proposition de modification de la fraction de gauche européenne a été acceptée et une grande majorité a donné son accord pour une requête en modification. La requête a été votée parce qu’elle était soutenue par trois fractions – la gauche, les socialistes, et les Verts, ainsi que par quelques députés centre-droit et de fraction de droite. On a gagné une première bataille, on n’a pas encore gagné la guerre.

Cette décision oblige-t-elle la commission européenne à agir ?

Le Parlement européen n’a pas de pouvoir législatif. Nous ne pouvons que rehausser la pression politique. Il n’y a pas que le parlement européen qui exerce une pression sur la commission, il y a aussi la situation concrète dans la population. Entre des taux de vaccination ridiculement bas en comparaison de ce qu’ils sont au Royaume-Uni et aux USA et la pression exercée par le Parlement européen, il y a quelques jours, la Commission a fini par s’engager à présenter un nouveau plan pour accélérer la production de vaccins, et donc la vaccination. Il est capital d’accroître la pression des citoyennes et des citoyens sur les élites dirigeantes et sur la commission. Tous les sondages réalisés dans les différents pays de l’Union européenne montrent que la majorité soutient une mise entre parenthèse de la protection des brevets, temporaire et limitée à cette affaire. Les gens comprennent ce que disent les experts et l’OMS : si nous n’endiguons pas cette pandémie, l’économie ne s’en remettra pas.

Et maintenant, que va-t-il se passer ?

En juin, nous allons débattre en plenum de cette nouvelle stratégie vaccinale et voter à nouveau. A notre avis, c’est la production de vaccin qui doit avoir la priorité absolue, pour augmenter le taux vaccinal. Pour atteindre cet objectif, la mise entre parenthèse de la protection des brevets est un instrument central ; sans cela, les régions les plus pauvres du globe, celles qui ne sont pas assez vaccinées, vont devenir des laboratoires pour les mutations agressives du coronavirus. Cela représente un risque énorme de recrudescence de la pandémie, y compris dans les pays les plus riches avec un taux de vaccination nettement supérieur, comme aux USA, en Grande-Bretagne et en Europe. Ce n’est pas seulement la santé publique qui est mise en danger, c’est aussi l’économie et la cohésion sociale. Les seuls qui profitent d’un tel scénario, ce sont les grandes firmes pharmaceutiques. Et il y a là quelque chose de paradoxal, pour ne pas dire d’injuste et d’immoral. Parce qu’évidemment, ces vaccins qu’on a réussi à produire en un temps record– et c’est bel et bien aux scientifiques qu’on doit ces succès – ont été financés plutôt par des capitaux publics. C’est pourquoi il est inacceptable que la biotechnologie, qui s’est développée avec des capitaux majoritairement publics, soit protégée exclusivement par le droit privé. Même Joe Biden le dit, du haut de ses 80 ans, et je ne crois pas qu’il y ait grand monde qui le prenne pour un radical.

Un certain nombre de personnalités politiques de premier rang au sein de l’Union européenne se sont prononcées publiquement contre le point de vue de Biden. Les processus démocratiques à l’œuvre au sein du Parlement européen sont-ils à lire comme une réaction à ces déclarations ?

Les dirigeants européens, malheureusement, il faut le dire, sont incapables d’assumer leurs fonctions. Leur insuffisance est tragique. Tandis que Mme Merkel n’hésitait pas une seconde à dire « Non » à la suggestion de Biden, Mme Ursula von der Layen, de son côté, révisait sans attendre sa déclaration selon laquelle la Commission était ouverte aux pourparlers avec les USA. Hélas, ce sont les intérêts économiques qui déterminent les avis du personnel politique européen. Les lobbys des grandes entreprises pharmaceutiques sont très puissants, ils dépensent des sommes d’argent considérables pour Bruxelles et nous bombardent les arguments d’entreprises qui font des bénéfices gigantesques grâce à de l’argent public. Les arguments de Mme Merkel sont point par point ceux du lobby pharmaceutique. La raison est simple à comprendre : BioNTech était une petite entreprise pharmaceutique. Après avoir découvert le vaccin à ARN messager, elle a vu sa valeur de marché monter à plus de 30 milliards d’euros, au-delà donc de celle de la Deutsche Bank. C’est le fait que BioNTech soit une entreprise allemande qui justifie le « non » de Mme Merkel. Le laboratoire américain Pfizer est bien plus gros, mais cela n’a pas empêché Biden de parler des brevets. La politique de Biden, que ce soit du point de vue de la hauteur et de l’ampleur des mesures fiscales pour la relance économique ou des augmentations de salaires, est meilleure. Le Parlement européen va contraindre la Commission européenne et les gouvernements à se mettre du côté des populations. Cela ne concerne pas seulement l’Europe et les Etats-Unis. Au sein de l’OMC existe, à l’initiative de l’Inde et de l’Afrique du Sud, une initiative pour lever provisoirement la protection du brevet, qui a déjà trouvé le soutien de plus de 100 pays, avant même que Biden ne prenne la parole.  Cela signifie que, en fonction des négociations, suivant qu’elles prendront en compte aussi bien les aspects sociaux que les aspects commerciaux, la production de vaccins, et donc le taux de vaccination, pourrait plus que doubler dans les prochains mois. Actuellement, ce ne sont que 40 % des capacités de production mondiale qui sont utilisés pour la fabrication de vaccins.

Comment fonctionne le lobby pharmaceutique ?

Je ne fais pas partie des députés contactés par ces lobbys. Mais je peux vous dire que, d’après les chiffres officiels, il y a à Bruxelles 20 000 lobbyistes déclarés, auxquels il convient d’ajouter les lobbyistes de l’ombre. Il y a ce qu’on appelle les bons lobbys, qui sont pauvres, en général, la plupart du temps militants, qui se battent pour la protection de l’environnement et les droits humains. Mais il y a aussi les « durs », qui sont riches et bien payés, ceux des multinationales de la médecine, de l’industrie de l’armement, de l’automobile, de la chimie, de l’agroalimentaire, des géants du digital, les GAFAM, qui ne paient pas d’impôts, voire qui gagnent des procès contre la Commission, comme ce fut le cas pour Amazon. Il s’agit là d’activités terriblement lucratives, ce qui explique que ces entreprises investissent tant d’argent pour défendre leurs intérêts : des réseaux dans les relations publiques et dans la communication, plutôt bien financés, génèrent une influence politique en entretenant avec des députés du Parlement européen des relations privilégiées. Au poste de vice-président que j’ai occupé ces sept dernières années, j’ai vu des députés habituellement ni particulièrement travailleurs ni particulièrement actifs dans telle ou telle commission devenir soudain beaucoup plus actifs quand les débats répondent à la demande de lobbys puissants, ils font d’excellents discours et peaufinent à l’extrême leurs propositions d’amendements, qui « par hasard » coïncident avec ce que ces lobbys nous font gober. C’est une question importante, qui mériterait d’être fouillée et j’encourage les journalistes qui prennent vraiment leur travail au sérieux à se pencher sur ce thème.

L’argument du lobby pharmaceutique, c’est qu’il faut beaucoup de temps pour augmenter la part mondiale du potentiel de production pour la fabrication de vaccins.

Personne ne peut assurer que cette pandémie sera la dernière. Nous devons saisir toutes les mesures disponibles pour contrôler les mutations agressives du virus existant et toute pandémie qui en découlerait. Pour ce qui est de cette découverte de l’ARN messager, il ne s’agit pas seulement de cette charge vaccinale, mais aussi d’une nouvelle génération de vaccins et de manipulations qui peuvent se baser sur cette technologie. Il faut évaluer les données économiques pour que ceux qui ont découvert cette technologie en tirent un intérêt financier, mais il faut aussi une volonté politique ferme et une intention de mettre cette technologie au service du public. Tant que ce ne sera pas le cas, les dommages économiques et sanitaires pour la planète seront nettement plus élevés que les coûts d’une levée provisoire de la protection du brevet.

 

Traduit de l’allemand par Didier Aviat