En 2002, des groupes de femmes américaines ont envoyé une lettre collective au président de l’époque, George W. Bush, pour soutenir la guerre en Afghanistan menée avec l’intention d’améliorer la situation des femmes. Gloria Steinem (une ancienne de la CIA) [CIA : Agence Centrale du renseignement], Eve Ensler, Meryl Streep, Susan Sarandon et bien d’autres l’ont signée. L’Organisation Nationale pour les Femmes, Hillary Clinton et Madeline Albright ont soutenu la guerre.
Plusieurs années après le début d’une guerre catastrophique qui n’a manifestement pas profité aux femmes, et a en fait tué, blessé, traumatisé et rendu sans abri un très grand nombre de femmes, même Amnesty International encourageait encore la guerre, pour les femmes.
Même 20 ans plus tard, avec des analyses lucides et factuelles facilement accessibles sur des dizaines de guerres « contre le terrorisme », l’Organisation Nationale pour les Femmes ainsi que des groupes et individus qui s’occupent des mêmes questions, contribuent à faire adopter par le Congrès américain la conscription obligatoire des femmes, sous prétexte que c’est un droit féministe d’être traitées sur un pied d’égalité quand il s’agit d’être forcés, contre sa volonté, à tuer et à mourir pour la femme PDG de Lockheed Martin (1).
Le nouveau livre de Rafia Zakaria, Against White Feminism [contre le féminisme blanc], critique le féminisme occidental dominant, passé et présent, non seulement pour son racisme, mais aussi pour sa discrimination de classe sociale, son militarisme, son exceptionnalisme et sa xénophobie. Tout discours, politique ou autre, aura tendance à être teinté de racisme dans une société ravagée par le racisme. Mais Zakaria nous montre comment les gains censés être féministes ont parfois été obtenus directement aux dépens des personnes non « blanches ». Lorsque la Grande-Bretagne avait un empire, certaines femmes britanniques pouvaient trouver de nouvelles libertés en voyageant hors de leur pays et en aidant à soumettre les peuples originaires. Quand les États-Unis se sont dotés d’un empire, il est devenu possible pour les femmes d’acquérir de nouveaux pouvoirs, du respect et du prestige en agissant pour cet empire.
Zakaria raconte que dans le film hollywoodien Zero Dark Thirty soutenu par la CIA, la protagoniste féminine (basée sur une personne réelle) gagne le respect des autres personnages, les applaudissements du public dans le cinéma où Zakaria a regardé le film, et plus tard un Oscar de la meilleure actrice, en se montrant plus sadique que les hommes lorsqu’elle manifeste son empressement à torturer. « Si les féministes américaines blanches des années 1960 et de l’ère du Vietnam plaidaient pour mettre fin à la guerre », écrit Zakaria, « les nouvelles féministes américaines du début du vingt-et-unième siècle étaient très favofables à la participation à la guerre aux côtés des garçons ».
Le livre de Zakaria s’ouvre sur un récit autobiographique d’une scène dans un bar à vin, avec des féministes blanches (ou du moins des femmes blanches que Zakaria soupçonne fortement d’être des féministes blanches c’est-à-dire non seulement des féministes qui sont blanches, mais des féministes qui privilégient les points de vue des femmes blanches et peut-être des gouvernements occidentaux ou au moins des militaires). Ces femmes interrogent Zakaria sur son passé, et elle refuse de répondre par des explications qui, d’après son expérience, ne seront pas bien accueillies.
Zakaria est clairement ébranlée avec la réaction qu’elle imagine que ces femmes auraient eue si elle leur avait dit les choses qu’elle ne leur a pas dites. Zakaria écrit qu’en dépit d’en savoir apparemment aussi peu sur ces autres femmes dans le bar à vin que ces femmes en savent sur elle, elle sait qu’elle a surmonté plus de choses dans sa vie que n’importe laquelle de ces femmes. Beaucoup plus loin dans le livre, à la page 175, Zakaria suggère que demander à quelqu’un comment prononcer son nom est un faux-semblant superficiel, mais à la page 176 elle nous dit que ne pas utiliser le nom correct de quelqu’un est une offense majeure. Une grande partie du livre dénonce le sectarisme au sein du féminisme en utilisant des exemples des siècles passés. J’imagine qu’une bonne partie de cela semble un peu injuste à un lecteur qui est sur la défensive – peut-être un lecteur qui se soupçonne d’avoir été dans ce bar à vin ce soir-là.
Mais le livre ne passe pas en revue le sectarisme du féminisme d’antan pour son propre intérêt. Il le fait pour éclairer son analyse des problèmes rencontrés avec le féminisme d’aujourd’hui. Il ne préconise pas non plus d’écouter d’autres voix simplement afin d’obtenir une notion de diversité vide de sens, mais parce que ces autres voix ont d’autres perspectives, connaissances, et sagesses. Les femmes qui ont dû se battre avec des mariages arrangés, de la pauvreté et du racisme peuvent avoir une conception du féminisme et de certaines formes de persévérance qui ont autant de valeur que la rébellion professionnelle ou la libération sexuelle.
Dans son livre, Zakaria raconte ses propres expériences, notamment le fait d’être invitée à des évènements en tant que femme pakistanaise et américaine, plus pour être paradée que pour être écoutée, et d’être réprimandée pour ne pas porter ses « vêtements indigènes ». Mais elle se concentre sur la pensée de féministes qui considèrent que Simone de Beauvoir, Betty Friedan, et le féminisme blanc de la classe moyenne supérieure montrent la voie. Les conséquences pratiques des notions injustifiées de supériorité ne sont pas difficiles à trouver. Zakaria donne divers exemples de programmes d’aide qui non seulement financent principalement des entreprises dans les pays riches, mais qui offrent des produits et des services qui n’aident pas les femmes qui sont supposées en bénéficier ; ces programmes ne demandent jamais aux femmes si elles veulent un poêle ou un poulet ou quelque autre but rapidement atteignable et qui évite le pouvoir politique, qui considère tout ce que les femmes font maintenant comme ne pouvant pas être qualifié de travail, et en totale ignorance de ce qui pourrait être utile économiquement ou socialement à une femme dans la société dans laquelle elle vit.
Parallèlement à la guerre dévastatrice contre l’Afghanistan et dès son début, un programme de l’USAID appelé Promote avait été mis en place afin d’aider 75 000 femmes afghanes (tout en les bombardant). Le programme s’est terminé avec une manipulation des statistiques pour prétendre que toutes les femmes à qui ils avaient parlé avait « bénéficié » du programme – qu’elle en ait réellement bénéficié ou non – et que sur 3000 femmes, en aider 20 à trouver un emploi serait un succès – un objectif qui n’a même pas été atteint en réalité.
Les reportages des médias institutionnels ont perpétué des traditions de longue date consistant à laisser les Blancs parler pour les autres, à afficher et à porter atteinte au respect de la vie privée des femmes non blanches d’une manière qui n’est pas tolérée pour les femmes blanches, à nommer les Blancs et à laisser les autres sans nom et, pour ceux qui sont encore considérés comme des peuples originaires, laisser de côté ce qu’ils pourraient désirer ou pourraient faire pour eux-mêmes.
Je recommande vivement ce livre, mais je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour écrire cette critique de livre. Les hommes sont pratiquement absents du livre et de toute description de ce que sont les féministes. Le féminisme dans ce livre est au sujet des femmes, par et pour les femmes, ce qui est évidemment un million de fois mieux que d’avoir des hommes parlant au nom des femmes. Mais je me demande si cela ne contribue pas aussi à l’habitude de défendre ses propres droits égoïstes, ce que certaines féministes blanches semblent interpréter comme défendre les intérêts particuliers des femmes blanches. Il me semble que les hommes sont en grande partie responsables du traitement injuste et cruel des femmes et ont au moins autant besoin de féminisme que les femmes. Mais je suis un homme, donc je suppose que c’est normal que je pense cela, n’est-ce pas ?
(1) Lockheed Martin : première entreprise américaine d’armement
Traduit de l’anglais par Evelyn Tischer