Descendre de ses grands chevaux n’est jamais facile. Il faudra voir comment Moscou s’y prendra après la conversation téléphonique de 50 minutes de jeudi 30/12/2021 entre Biden et Poutine.
Par M.K. Bhadrakumar
Washington a souligné que la conversation a eu lieu suite à la “demande” de Poutine – ce qui signifie que le Kremlin est sur la défensive.
Selon les informations russes, les prochains engagements diplomatiques de Genève vont permettre à la Russie “d’obtenir des garanties de sécurité juridiquement contraignantes” entre la Russie, les Etats-Unis, l’OTAN et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Cependant, la Maison Blanche ne s’engage pas.
Le communiqué du Kremlin affirme que Joe Biden exhorte que “Washington n’a aucune intention de déployer des armes offensives en Ukraine”. Cependant, lors d’une conférence de presse, un haut fonctionnaire de la Maison Blanche a été catégorique, “Il n’y a certainement pas eu de déclarations d’intentions”.
Ce haut fonctionnaire a également réaffirmé que “toute nouvelle invasion de l’Ukraine” de la part de la Russie entraînera des “coûts économiques avec des ajustements ainsi que des augmentations du dispositif militaire des pays inclus dans l’OTAN ainsi qu’une assistance supplémentaire pour l’Ukraine”.
Du côté russe, Poutine a dit à Biden que toute “sanction à grande échelle” serait une “grave erreur, dont potentiellement une rupture complète des relations diplomatiques entre ces deux pays”. Les médias russes soulignent cet échange particulier tandis que la Maison Blanche conclut que “des progrès substantiels doivent être fait lors de leur entrevue à Genève et que ceux-ci doivent se faire dans un environnement sain de désescalade au lieu d’une augmentation des tensions” .
Sur la question centrale, c’est-à-dire la garantie de la sécurité, le conseiller du Kremlin Yuri Ushakov a énoncé que Washington “comprend les préoccupations russes, même s’ils ont leurs propres inquiétudes”. Pourtant, la Maison Blanche assure n’avoir jamais mentionné la moindre garantie de sécurité.
En ce qui concerne la partie américaine, les questions sont presque essentiellement reliées à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN. “Notre position est très claire: ce sont des décisions qui doivent être prises par des pays souverains, évidemment en consultation avec nos alliés. Ce n’est pas à d’autres pays de le déterminer”. En d’autres termes, la Russie n’a pas à exercer son influence, ni à décider si l’OTAN doit continuer son expansion vers l’Ukraine.
Biden a donc montré une porte de sortie à Poutine. Le haut fonctionnaire de la Maison Blanche a révélé que Biden “a défini deux voies, deux aspects de l’approche américaine qui dépendront des futures actions russes”.
Il a déclaré: “L’une de ces voies est diplomatique menant à une désescalade, tandis que l’autre est axé sur la dissuasion si la Russie continue sa percée en Ukraine. Ce qui implique des coûts et des conséquences graves pour la Fédération russe”.
Washington estime parler à Moscou dans une situation avantageuse. La position conciliante de Poutine de ces derniers jours a probablement renforcé l’esprit américain sur le fait que Poutine cherche une porte de sortie.
De plus, Washington a réussi à rallier ses alliés européens, notamment les “homologues du Quad européen” – et entend poursuivre “l’intense coordination dans une transparence totale entre partenaires et alliés”.
La Maison Blanche a également préparé le terrain pour l’entrevue téléphonique entre Poutine et Biden avec un déploiement maritime important. C’est-à-dire que le porte-avions à propulsion nucléaire américain Harry S. Truman ainsi que ses escortes se sont positionnés dans la mer Ionienne, soit entre la Grèce et l’Italie. Le 27 décembre, l’avion espion américain JSTARS E-8 a survolé l’est de l’Ukraine pour recueillir des renseignements.
Deux jours plus tard, cet avion espion a fait une nouvelle tentative de reconnaissance. Ce qui implique la volonté américaine de collecter le plus d’informations possible sur la stratégie de déploiement russe. Toutefois, cette mission est légale car autorisée par le gouvernement ukrainien.
D’après de nombreuses publications de Think-Tanks américains, les Etats-Unis estiment être dans une situation de “gagnant-gagnant”. Par exemple, le Brookings Institute s’est montré dédaigneux avec la volonté russe. Cet institut juge les exigences de la Russie trop farfelues pour être prises en compte dans la stratégie américaine. Les groupes de réflexions de Washington examinent les revendications russes en termes binaires – une invasion pure et simple de l’Ukraine, ou une incursion limitée accompagnée d’un déploiement de troupes russes dans la région du Donbass.
Cette dernière option est celle mise en avant dans un rapport compilé par l’American Enterprise Institute et l’Institute Study of War. Ils sont dirigés de Washington par Frederick Kagan (époux de la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland).
Ils anticipent : “Poutine va probablement déployer ses troupes en Biélorussie cet hiver… Une telle action pourrait accroître le problème auquel l’OTAN est confrontée pour protéger l’Est de l’Europe, tout spécialement dans les pays baltes contre une future attaque russe. La Russie placerait des unités mécaniques des deux côtés du corridor Suwalki par lequel doivent passer les approvisionnements et les renforts de l’OTAN à destination de ces pays… Le Kremlin pourrait également étendre ses unités terrestres à la frontière polonaise, ce qui augmenterait considérablement la menace sur le flanc oriental de l’OTAN”.
Moscou ayant rendu publique sa demande de garantie de sécurité écrite et juridiquement contraignante le 17 décembre, la Russie est obligée de s’y tenir. Les Etats-Unis partent, quant à eux, du principe que Poutine est condamné à ne pas bouger.
En effet, si Poutine revient sur sa décision, ce sera une perte importante sur son “image d’homme fort”, ce qui pourrait l’atteindre lors des futures élections présidentielles de 2024.
Pire encore, l’Occident serait encouragé pour poursuivre l’actuelle “tactique du salami”, ce qui signifie l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et par conséquent, pousser les déploiements militaires jusqu’à la frontière russe. Par effet boule de neige, cela ferait baisser les prétentions territoriales du Kremlin, ce qui favorise les positions américaines en Europe et dans le monde, malgré les protestations de Moscou.
Curieusement, les américains ne prennent pas en compte le “facteur Chine” au sérieux. Alors que nous n’observons pas de relâchement entre les deux puissances et que nous nous dirigeons vers un nouveau type de Guerre Froide. Washington est convaincue que Pékin ne se mêlera pas de la crise européenne. En effet, pour la Maison Blanche, la Chine ne veut pas d’embrasement des relations internationales jusqu’au 20e Congrès du Parti communiste chinois, prévu pour 2022.
Les différents experts américains s’accordent à dire que la volonté chinoise est presque exclusivement concentrée sur la consolidation de la légitimité de Xi Jinping au sein du pays et du PCC pour sa réélection lors du Congrès. Ce sera alors son troisième mandat, un événement capital dans l’histoire politique chinoise depuis Mao Zedong.
Cependant, c’est là que réside le danger. Avec les élections compliquées de mi-mandat que Biden est quasiment sûr de perdre en novembre 2022, il pourrait jouer la carte de la Russie pour fédérer les Démocrates comme les Républicains autour de sa personne. En termes de stratégie politique, il aurait tout à gagner en jouant sur le conflit ukrainien pour paraître comme le leader transatlantique.
Les dirigeants russes sont quant à eux confrontés à un dilemme existentiel. D’une part, après s’être lancé dans le grand bain, reculer face aux Etats-Unis est impossible. D’autre part, le statu quo entre l’OTAN et la Russie peut discréditer les volontés russes.
Cependant, nous avons tendance à oublier que des luttes de pouvoir se déroulent à Kiev, capitale ukrainienne. De ce fait, le président Volodymyr Zelensky essaye d’incarcérer son prédécesseur Petro Porochenko pour sédition.
De plus, les “Pandora Papers” ont révélé que Zelensky a fondé un réseau de sociétés offshore et que son ancien partenaire commercial et employeur, Ihor Kolomoisky (sanctionné par Washington), magnat ukrainien de la banque et des médias, aurait blanchi 5,5 milliards de dollars par le biais d’un enchevêtrement de société écrans.
A Kiev, en septembre, quelqu’un a essayé d’assassiner Serhiy Shefir, un ami et partenaire commercial, soupçonné d’avoir créé un réseau d’entités offshore pour Zelensky, ainsi que pour d’autres.
Pendant ce temps, Hunter, le fils de l’ancien vice-président Biden, est impliqué dans une affaire comportant une société ukrainienne corrompue. Le magazine Forbes a récemment écrit: “C’est un consensus maintenant, que les relations de Hunter ont nui à la politique étrangère américaine en Ukraine”.
Les changements politiques internes et externes en Ukraine doivent donc être pris au sérieux. Ces évolutions peuvent être le “chaînon manquant” dans le récit américain. Même si l’administration Biden fait semblant de ne pas s’en apercevoir, Moscou doit les surveiller de près.
Cet article a été produit en partenariat par Indian Punchline et Globetrotter.
M.K.Bhadrakumar est un ancien diplomate indien.
Traduit de l’anglais par Camilo Morales