Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée s’est répandue que la formule de la paix, de la dignité et de la prospérité durable pour chaque sœur et frère de la famille humaine avait été découverte. Cette formule était souvent appelée “Développement”. Ses ingrédients comprenaient la progression constante de l’État de droit, la progression constante des droits humains, y compris les droits sociaux énoncés dans la Déclaration universelle de 1948, et – chose cruciale – des économies mixtes telles que celles mises en place en Scandinavie. En outre, comme en Inde et en Tanzanie, par exemple, le véritable développement synthétiserait les droits humains, cadeau de l’Occident, avec les meilleurs idéaux spirituels des traditions anciennes, cadeaux de l’Est et du Sud. Le développement ne se résume pas à la croissance économique. Néanmoins, c’était une croissance économique.
Aujourd’hui, les rêves de 1948 sont devenus les cauchemars de 2021. Non seulement l’humanité est attaquée par les forces du changement climatique, mais également par de nouvelles mutations de virus, par des montagnes croissantes de dettes impayables, par la stagnation des niveaux de vie, par la croissance exponentielle des emplois précaires et mal payés dans certains endroits, par l’absence totale d’emploi pour les jeunes dans d’autres, et par les vagues incontrôlables de migration des personnes économiquement désespérées et politiquement persécutées. C’est que l’humanité est en plein désarroi. Personne ne sait quoi faire. La formule de 1948 a échoué. Pourquoi ?
Le livre que j’ai écrit avec Joanna Swanger, The Dilemmas of Social Democracies (2006), a décrit en détail la chute du modèle suédois de l’après-guerre, les bourgeons et demi-fleurs successifs de la social-démocratie en Espagne, le modèle autrichien temporairement réussi mais non durable, l’immense déception de l’Afrique du Sud de Mandela lorsque la fin de l’apartheid n’a pas été le début de la justice sociale, de la fin sanglante de la version non alignée du socialisme de Sukarno dans un pays à majorité musulmane (Indonésie), des déceptions successives au Venezuela et de l’évolution philosophique de la Banque mondiale. Celle-ci a déployé ses formidables ressources en argent et en connaissances dans des efforts infructueux pour empêcher que les rêves de 1948 ne deviennent les cauchemars de 2021. Un critique a écrit qu’il n’y avait rien de nouveau dans notre livre. Nous étions simplement d’accord avec les conservateurs néolibéraux comme Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Ils ont dit que la social-démocratie ne fonctionne pas. Nous aussi.
En effet, c’est vrai que les tentatives de gouverner l’économie en faisant ce qui doit être fait pour s’adapter à la réalité physique ; ou pour redistribuer la richesse et le pouvoir de quelques-uns vers le plus grand nombre ; ou pour honorer les droits humains aux soins médicaux, à un emploi digne et à la sécurité dans la vieillesse ; conduisent généralement à ce que Karl Popper a appelé de façon célèbre, les “conséquences involontaires”. Les conséquences involontaires typiques sont le désinvestissement, la flambée des prix, les pénuries massives, les charges fiscales intolérables, les gouvernements insolvables, le chômage et la violence.
Mais le critique n’a pas compris notre point de vue. Notre point de vue était que la social-démocratie ne fonctionne pas parce que la social-démocratie était, et est incompatible avec la structure culturelle de base (SCB) du monde moderne. C’est pourquoi les rêves de 1948 sont devenus les cauchemars de 2021. La justice sociale s’est effondrée. La paix au sein des nations et entre elles s’est effondrée. La gouvernabilité qui aurait pu être – si nécessaire pour que notre espèce se conforme aux lois naturelles auxquelles elle doit obéir pour survivre – n’a pas eu lieu.
Joanna et moi n’avons pas proposé de nous résigner à l’impossibilité de trouver des solutions pacifiques, inclusives, rationnelles et fonctionnelles aux problèmes sociaux et environnementaux. Nous avons proposé une action culturelle menant à des changements de culture. Les “changements de culture” sont ici un nom pour la transformation des mécanismes de frustration structurelle. Ils sont, comme le dirait Ludwig Wittgenstein, une façon de sortir la mouche de la bouteille (NDT : sortir du système de pensée, changement de point de vue). Ce qui est impossible à cause de la Structure Culturelle de Base, mais qui peut être rendu possible en transformant cette Structure Culturelle de Base. Les changements de culture qui favorisent l’autonomisation comprendraient des changements vers l’éthique des soins, des changements vers le développement communautaire et des changements vers une organisation non limitée.
Une construction théorique, la structure culturelle de base, qui recouvre la structure sociale de base et la structure juridique de base. Cette construction théorique apparaît donc dans notre étude de 2006 comme un nom pour les pouvoirs causaux. Ceux-ci sont supposés être plus décisifs car déterminants du cours de l’histoire par rapport à d’autres causes dont les impacts changeant le cours de l’histoire sont plus évidents et peut-être plus faciles à comprendre : comme qui gagne les guerres, qui gagne les élections, la croissance démographique, les nouvelles technologies (la presse à imprimer, la bombe atomique, la robotique, l’intelligence artificielle,…), et ainsi de suite.
Cinq ans plus tard (en 2011), le biologiste évolutionniste D.S. Wilson a proposé, dans son livre Darwin’s Cathedral, un concept similaire, voire identique à la Structure Culturelle de Base : le système moral. Wilson écrit que les biologistes font une analyse darwinienne pour expliquer quelles sont les formes de vie qui s’adaptent et qui survivent, et lesquelles ne s’adaptent pas. Lorsqu’il s’agit d’appliquer une telle analyse à l’Homo sapiens, Wilson suggère que l’unité d’analyse appropriée n’est pas l’individu. Ce n’est pas le groupe. C’est le système moral. Le “système moral” est un nom précis et éclairant pour ce qui s’adapte et survit ou ne s’adapte pas et ne survit pas.
Une première idée de ce que pourrait signifier la Structure Culturelle de Base (SCB) peut être obtenue en considérant les utilisations courantes des trois mots qui composent cette expression. La Base fait référence aux institutions qui répondent aux besoins humains fondamentaux, comme ceux auxquels Platon fait référence lorsqu’il écrivait dans le deuxième livre de La République que le véritable architecte de notre cité est notre besoin. Le premier et le plus fondamental de nos besoins est la nourriture. La Culture fait référence à la niche écologique de l’espèce humaine. L’Homo sapiens possède des capacités de créativité et de coopération. Il transmet de nouveaux apprentissages d’une génération à l’autre. Il peut reprogrammer son comportement plus rapidement que les espèces qui changent de comportement beaucoup plus lentement, par exemple par mutation et sélection naturelle. La Structure fait référence à l’organisation. Les mêmes éléments constitutifs ont souvent des pouvoirs causaux différents lorsqu’ils sont organisés différemment.
D’autres indications concernant les significations et les utilisations du concept de Structure Culturelle de Base sont données ci-dessous, comme produits dérivés d’une courte liste de moyens pratiques pour transformer la Structure Culturelle de Base du monde moderne.
Un chemin pour survivre à la mégacrise d’aujourd’hui
Voici quelques mesures que vous et moi pouvons prendre et dont nous pouvons inciter les organisations dont nous faisons partie à les prendre.
S’engager à agir de telle manière que, si tout le monde agissait comme nous, une vie humaine digne pourrait s’épanouir durablement en harmonie avec la nature. Peut-être le plus important : s’engager à partager notre surplus d’argent, de temps, de biens, d’expertise ou tout ce que nous avons mais dont nous n’avons pas besoin (si nous avons un surplus – beaucoup de gens n’en ont pas). Déplacer les ressources de là où elles ne sont pas nécessaires vers là où elles le sont.
Créer, ou aider à créer, des moyens de subsistance dignes qui ne dépendent pas de la vente. La Structure Culturelle de Base du monde moderne peut être considérée comme un système moral dont la pièce maîtresse est ce qu’André Orléan appelle la “séparation marchande”, et dont la forme caractéristique des relations humaines est ce que beaucoup appellent le “patriarcat”. Ces deux principales caractéristiques de la Structure Culturelle de Base impliquent déjà les deux principales conclusions de la Théorie générale de J.M. Keynes : (1) une insuffisance chronique de la demande effective (le fait que nous devons vendre notre force de travail pour un salaire suffisant pour mener une vie humaine et faire vivre notre famille, ne signifie pas qu’il y ait une demande effective pour celle-ci sur le marché du travail), et (2) la faiblesse de l’incitation à investir.
Avec ces quelques considérations, sans entrer ici dans les détails, la réponse aux questions suivantes devient peut-être déjà claire. Ces questions sont les suivantes : “Viendra-t-il un jour (compte tenu de la Structure Culturelle de Base) où il y aura suffisamment d’investisseurs à long terme qui trouveront rentable d’embaucher des personnes, et de leur verser de bons salaires sur les revenus générés par la vente des biens ou services que les personnes embauchées contribuent à produire ? Cette approche peut-elle créer des moyens de subsistance durables et dignes pour tout le monde ?” La réponse correcte est : “Très peu probable !”
Par conséquent : la Dignité pour tous nécessite des flux de ressources qui ne proviennent pas toujours de la vente de ce que les employés produisent et de l’utilisation d’une partie des fonds générés par ces ventes pour payer les salaires. Cela exige de penser et d’agir en dehors du cadre de la Structure Culturelle de Base, comme cela se fait, par exemple, sur les sites de démonstration du Programme de Travail Communautaire (PTC) d’Afrique du Sud. Voici un deuxième exemple : J’examine mon budget et je constate que je n’ai pas de temps excédentaire, mais j’ai mille rands sud-africains par mois dont je n’ai pas besoin. J’en fais don à une organisation à but non lucratif. Mon don, combiné aux dons d’autres personnes, permet à quelqu’un de gagner dignement sa vie.
Combien d’exemples serait-il possible de donner ? Le concept d’organisation non limitée offre des réponses à de nombreuses questions et celle-ci en est une. La réponse est : un nombre illimité.
N.B. La réponse correcte aux questions :
- “Le racisme va-t-il cesser alors que le nombre total d’emplois décents est inflexible, de sorte que plus de bons emplois pour les personnes d’une certaine ethnie signifie nécessairement moins de bons emplois pour les personnes d’autres ethnies ?”,
- “Le sexisme va-t-il cesser alors que plus de bons emplois pour un sexe signifie nécessairement moins de bons emplois pour les autres sexes ?”
- “Le crime organisé qui profite du vice va-t-il cesser alors qu’une fraction considérable de la population est incapable de trouver une dignité dans l’économie légitime ?”
C’est “Peu probable !”
Parlez-en. Il ne suffit pas de marcher. Soyez un organisateur de conversations nécessaires, en facilitant la prise de parole intérieure d’autres personnes. Une hypothèse de travail : si l’animateur parvient à briser la glace, à encourager les gens à être à la fois plus introspectifs et plus communicatifs, les gens surmonteront d’eux-mêmes leur résistance inconsciente à affronter les mauvaises nouvelles concernant l’avenir probable de l’humanité. Ils verront eux-mêmes ce qui est évident pour quiconque ouvre les yeux : entre autres, la nécessité de reconstituer le capital social que l’individualisme extrême de la Structure Culturelle de Base a épuisé. Ils se joindront à d’autres pour sauver les gens et la planète, en se portant volontaires de leur propre chef pour concevoir et mettre en œuvre des actions de changement.
Rejoignez la révolution légale. Il n’est pas illégal de choisir d’utiliser les pouvoirs qui découlent de la propriété des biens pour servir d’autres personnes et le bien commun. Il est légal de former des coopératives de travail et d’autres entreprises où les travailleurs et les propriétaires sont les mêmes personnes. Si nous travaillons dans le secteur public, nous pouvons servir le public, comme nous devrions le faire, en défiant la conclusion empirique de Gary Becker selon laquelle les fonctionnaires servent généralement leurs propres intérêts plus que l’intérêt public. Il est légal d’abolir le néolibéralisme dans nos propres cœurs et dans notre propre coin du monde, en étant axé sur la mission plutôt que sur le profit. Il est légal de désamorcer l’impératif de croissance créé par la Structure Culturelle de Base en réduisant, réutilisant et recyclant. Personne n’a jamais été arrêté pour avoir planté des arbres afin de lutter contre le réchauffement climatique et pour avoir fait des dons à une banque alimentaire de quartier, au lieu de dépenser le même argent pour des vacances de luxe.
Plus les gens servent délibérément le bien commun, plus les coutumes changent pour que les comportements conventionnels servent le bien commun, plus la Structure Culturelle de Base se transforme.
Les petites choses sont belles. La social-démocratie a pris un bon départ en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale, mais en 1970, il est devenu évident que la mondialisation était en train de la tuer. La Structure Culturelle de Base a donné à la mondialisation son éthique – l’individu avant la communauté, appelée “liberté parfaite” par Adam Smith. La Structure Culturelle de Base a donné à la mondialisation sa jurisprudence – propriété et contrat. En partant de ces prémisses, le courant économique dominant en a déduit qu’une mondialisation presque illimitée équivalait à une maximisation de l’efficacité, de la rationalité et du bien-être. Dans la pratique, la mondialisation a été un nivellement par le bas. Les nations se font concurrence dans la course à l’assouplissement de la protection de l’environnement, à la baisse des salaires et à la réduction des impôts. Pourquoi ? Pour attirer les investissements et décourager la fuite des capitaux.
Dès 1973, E.F. Schumacher a lu une phrase sur un mur. Compte tenu de la Structure Culturelle de Base et des structures sociales et juridiques mondiales que la Structure Culturelle de Base favorisait, la social-démocratie n’allait pas fonctionner. Schumacher lui a opposé l’économie “comme si les gens comptaient”. Partant d’une éthique de la sollicitude enracinée dans le bouddhisme et d’autres grandes religions, Schumacher a déduit que la course mondiale vers le bas était une “irresponsabilité institutionnalisée”.
Aujourd’hui, alors qu’une pandémie a appris à tout le monde qu’il est dangereux d’être dépendant de chaînes d’approvisionnement mondiales longues et complexes, nous avons de grandes possibilités de transformer la Structure Culturelle de Base en faisant du développement communautaire local.
Pratiquez la réflexion éthique. Le grand est beau aussi. Dewey et Tufts (Ethics, 1908) ont retracé l’histoire des systèmes moraux jusqu’aux coutumes tribales. Sans les morales coutumières, nos ancêtres n’auraient pas survécu. Néanmoins, Dewey et Tufts écrivent “… Les règles qui résument la coutume sont un mélange confus d’intérêt de classe, de sentiment irrationnel, de pronunciamiento autoritaire et de considérations authentiques de bien-être.” (position 5483)
Les termes “morale” et “éthique” sont souvent traités comme des synonymes. Il est important ici de les distinguer, en considérant “l’éthique” comme la reconsidération, la justification et l’amélioration rationnelles de la morale. En pratiquant la réflexion éthique, nous examinons de manière critique la Structure Culturelle de Base globalement hégémonique, et nous examinons également de manière critique ce que Shiv Visvanathan appelle “les épistémologies vaincues”.
La Structure Culturelle de Base et les morales locales, telles que l’histoire nous les a léguées, servent trop souvent des tendances émotionnelles ancrées qui penchent vers le “nous contre eux” – aimons notre tribu, haïssons les ennemis de notre tribu. L’expérience de la caverne du voleur de Muzafer Sherif (1954) est une preuve célèbre de l’ancrage de l’hostilité envers “eux”. Des garçons de 12 ans ont été répartis au hasard dans deux groupes différents. En quelques jours, les groupes sont devenus si agressifs les uns envers les autres que l’expérience a dû être interrompue.
À partir de 2021, notre survie en tant qu’espèce dépend de l’éthique, comprise comme l’amélioration de la morale. En pratiquant la réflexion éthique, nous pouvons trouver notre chemin hors de la bouteille à mouche de Wittgenstein. Notre mental devient raisonnable, “adoptant un point de vue raisonnable, celui du bien commun”. (position 5261).
Le contexte du bien commun de l’humanité est un seul grand habitat, la Terre. Il n’y a qu’une seule grande atmosphère, et une seule grande biosphère. Evelin Lindner conclut (2020) que nous avons besoin d’un grand amour.
L’esprit, l’âme, la santé mentale. Fritz Schumacher avait l’habitude de dire que l’endroit où commencer à construire une mosaïque de coopération fraternelle mondiale entre des économies locales résilientes était notre propre “travail intérieur”. Nous ne devrions pas supposer que vous et moi avons le cœur pur alors que la colère profonde et les fantasmes de vengeance ne se trouvent que chez les quelques 7 899 999 998 autres êtres humains de la planète. Nous devrions pratiquer et recommander l’auto-amélioration.
Le nouveau livre d’Howard Richards, Economic Theory and Community Development, sera bientôt disponible auprès de l’éditeur, Dignity Press, ainsi qu’auprès d’Amazon et d’autres grands libraires, sous forme de livre imprimé et de livre électronique.
Traduction de l’anglais par Camilo Morales