‘Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas’. Oscar Wilde.

Dans cette guerre qui n’est pas une guerre ukrainienne mais une guerre européenne, nous avons échoué de penser une nouvelle architecture européenne. Nous y sommes tous pour quelque chose.

 Le désarmement en panne

Y a-t-il eu tromperie sur la marchandise ‘Europe’ ? Avons-nous été des victimes consentantes d’un enfumage ? Des élites de l’U.E. se sont enorgueillis de disposer d’une ‘puissance tranquille’ (Todorov), une ‘puissance civile’ ; et nous avons été bercés par les flatteries sur les ‘dividendes de la paix’ et le ‘soft power’. Certains ont applaudi lorsque l’U.E. s’est vu décerner le Prix Nobel de la Paix en 2012. Mais la récompense était censée gommer les déchirures à Chypre depuis 74 et l’implosion de la Yougoslavie jusqu’au massacre de Srebeniza. Le palmarès prétendument pacifique n’a pas empêché 5 Etats (sur les 27) de figurer au hit-parade des exportateurs d’armement ; et, en l’espace de 20 ans, le nombre d’alliés de la famille atlantique est passé de 16 à 30. S’il fallait condenser les séquences, nous avons vécu sur une fausse paix, une paix « enceinte d’une guerre qui se prépare » comme aurait dit le père de la polémologie Gaston Bouthoul. Nous n’avons pas capté que le règlement auquel ces acteurs sont parvenus dans la foulée de l’effondrement du Mur de Berlin n’a pas supprimé les causes – ou en a fait apparaître de nouvelles.

Au-delà de l’indignation

L’inaptitude d’une certaine gauche à insérer la paix et le désarmement dans son programme politique, à actualiser les idées de ‘deuxième gauche’ propagées par des hommes comme Claude Bourdet – qui présidera l’organisation non-alignée ‘Mouvement contre l’Armement Atomique’ ou MCAA, – ne peut être dissociée de sa dérive et de son déclin. Au sein du mouvement écologiste, il semblerait que la surenchère pour fournir des armes aux Ukrainiens vise à contrebalancer le désintérêt des militants pour la chose militaire et l’insouciance à l’égard des enjeux géopolitiques. En tout cas, ces deux courants sont hermétiques aux ressorts de la militarisation à laquelle, avec nos impôts, nous avons contribué, tout en confiant le soin à nos ‘économistes atterrés’ de faire l’impasse sur le concept de ‘capitalisme militarisé’.

Ces derniers seraient bien inspirés de lire l’un de ceux qui avaient anticipé cette déroute. Dans son ouvrage intitulé ‘l’Insécurité du territoire’, Virilio dénonce dès 1976 « le nouveau mode d’invasion des territoires par les militaires ». Il nous invite à apprécier à sa juste valeur combien « l’administration de la peur a repris du service actif ». Décrié alors comme prophète du malheur, Virilio ajoutait : ‘On a oublié un peu vite que la croissance matérielle n’était pas une politique économique, mais bien une politique militaire, un leurre, une ruse de guerre qui se dissipe lorsque ses nécessités stratégiques ne se font plus sentir’. Alors que nous avons tardé à détecter ces « leurres », il n’est pas inutile de rapprocher l’analyse de Virilio à la remarque un peu cynique d’Anatole France qui rappelait qu’‘On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels’.

La formule est pourtant d’actualité puisque, sans vouloir dédouaner le tsar du Kremlin, les fers-de-lance de l’élargissement de l’OTAN appartiennent au gratin du ‘complexe militaro-industriel’ auquel se référait Eisenhower. Qu’on en juge : parmi ses illustres représentants, l’entreprise Raytheon (trois fois la taille de Safran et Thalès). Elle s’est emparée dès 2002 du pécule consécutif à la démolition de l’ensemble des bombardiers de l’Ukraine ; parmi les autres ‘grands’ du complexe, mentionnons aussi Lockheed-Martin, missionné pour vendre le bombardier F-35, une arme dite ‘de pénétration aérienne’, destinée à porter des vecteurs nucléaires ; et qui va équiper les forces aériennes alliées, ainsi que celles de la Finlande et de la Suisse à la recherche de gages de bonne conduite pro-atlantiste.

Nous nous faisons déjà une petite idée de la paix des cimetières qui se profile à l’horizon parce que certains mégalos – qui prétendent ‘dénazifier’ avec le concours des sbires de Wagner( !) – ont scénarisé leurs méfaits pour ‘entrer dans l’Histoire’ avec un grand H. Ils s’arrangent trop souvent pour rendre leurs guerres inévitables. Mais à l’heure des dilemmes et des cas de consciences, il nous incombe d’évaluer l’impact de cette longue marche de l’U.E. vers la militarisation, en accordant aussi toute notre attention aux retombées d’une Allemagne ‘décomplexée’.

Les enseignements qui dérangent

Primo, lorsque les armes se mettent à parler, lorsque les chars entrent en action, toute remise en question de notre appartenance à l’OTAN est invalidée. Même si notre confiance dans l’imperméabilité du parapluie nucléaire américain est toute relative. Même si nous avons de bonnes raisons d’affirmer que cette alliance justifie sa raison d’être sur la base de conflits qu’elle s’est évertuée à provoquer. Et nombreux sont nos concitoyens – pas seulement quelques pacifistes égarés – qui regrettent que l’OTAN ait survécu à la disparition de l’URSS. Soit. Mais elle a retrouvé un certificat de respectabilité ; depuis que les bruits de bottes envahissent nos écrans de télévision.

Secundo, lorsque la paix est fracturée, que le discours dominant se résume à des appels en faveur de la ‘cessation des hostilités’, et sachant que ‘toute guerre ouvre les portes de l’enfer qui ne se referment pas’, (Srećko Horvat) de si tôt, l’impasse se répercute sur tout et partout. L’aggiornamento du mouvement écolo-pacifiste s’en ressent. L’invasion du 24 février a rendu tout discours sur le désarmement quasi inaudible. Aucune de nos capitales n’éprouve la moindre vocation pour suivre l’exemple du Costa Rica qui a mis sa quincaillerie militaire au Musée des Beaux-Arts. Chez les Verts, le discours autour de la ‘neutralité carbone’ a surplombé toute réflexion sur les meilleures conditions de promouvoir la neutralité en tant que doctrine de sécurité. D’ailleurs, même les plus sceptiques (et les moins informés) seraient tentés de faire l’amalgame entre ‘vivre sur un territoire neutre’ et ‘être neutralisé’, à l’image de ceux qui confondent ‘paix’ et ‘pacification’.

Le discours sur le désarmement nucléaire est tout aussi inaudible. Nul Etat européen ne va s’empresser de copier la Mongolie qui a été reconnue (via l’Assemblée Générale de l’ONU) en tant qu’Etat dénucléarisé. Nul ne songe sur le Vieux Continent à adopter demain le statut d’Etat bannissant le stationnement d’armes nucléaires, pas même la Biélorussie dont le gouvernement avait suggéré en 1990 une « ceinture dénucléarisée » de la Baltique à la Mer Noire. En partant de cette configuration, on peut s’interroger sur les prétendus mérites d’une adhésion au Traité d’interdiction des Armes Nucléaires (TIAN), à moins qu’il s’agisse d’incantations pour ne pas s’impliquer politiquement en vue de dénucléariser l’Europe ; en laissant les juristes nous faire croire que les postures militaires vont influer sur le politique, alors que c’est l’inverse.

Si nous parvenons à digérer ces enseignements, nous affranchir du logiciel ringard de la guerre froide, et surmonter nos peurs, tout reste à faire pour nous raccrocher à une certaine idée de l’Europe. Pas n’importe laquelle et pas n’importe comment. Au risque de flirter avec une nouvelle utopie, la vision qui s’impose est celle d’une Europe-puissance, qui s’affirme dans un non-alignement stratégique, et fondée sur une économie de la coopération. Une utopie critique qui s’inscrit dans le sillon d’une démarche de paix et de sécurité, une démarche que nous, les Européens, (de l’U.E. mais pas que) n’avons pas su chérir et cultiver.

 

Dilemme, dilemme

Je crois deviner que nous vivons un dilemme dramatique.

Je m’explique :

Si tu te prononces en faveur de la paix, si tu crois que la résolution des conflits n’est pas une connerie, si tu mises donc sur la diplomatie en réfléchissant à l’après-guerre, tu seras accusé d’être un pacifiste, ce qui déjà n’est pas élogieux, pour ne pas dire une insulte. Par ta volonté (louable au demeurant) de vouloir limiter les dégâts, tu rejoins le camp des défaitistes et tu es donc prêt à n’importe quelle soumission.

Si jamais tu reconnais tes propres responsabilités, comme l’a encore fait le ministre européen des affaires étrangères Josep Borrell en déclarant (le 12 mars) sans ambages : « Je suis prêt à reconnaître qu’on a fait des erreurs et qu’on a perdu des opportunités. Il aurait fallu se rapprocher de la Russie après la fin de l’empire soviétique ». Si tu ajoutes « C’est une erreur de faire des promesses qu’on ne peut pas tenir » alors, plutôt que de t’applaudir, on va t’accuser d’être un suppôt de Poutine. D’ailleurs, quel que soit ton discours, aussi nuancé et subtil soit-il, tu croiseras toujours quelqu’un sur ton passage qui, avec une verve stalinienne, pointera que tu n’es pas dans la « ligne juste » car tu n’as pas fait usage de mots assez durs à l’égard de ce « nouvel impéralisme ». (qui, d’un jour au lendemain, a remplacé tous les autres), ce qui signifie que tu n’as pas suffisamment diaboliser l’adversaire qui ne mérite pas qu’on négocie avec lui.

Si tu oses concevoir des alternatives dont par exemple des maquettes relatives à certains fondamentaux sur la CSCE et l’esprit d’Helsinki, sur l’utilité de disposer de territoires neutres dans des zones litigieuses, (comme l’ont fait les politiques depuis le Plan Rapacki en passsant par la Commission Palme des années 80), retiens camarade que tu es forcément un agent dangereux d’un neutralisme suspect, donc un Munichois (çà résonne bien en France ! ), donc un collabo, ou pour emprunter un qualificatif très à la mode, un ‘nazi’.

Si, en revanche, tu estimes qu’il faut envoyer des armes sur le front parce que tu estimes que c’est le « must » de la solidarité, si tu valorises la lutte armée au nom de la légitime défense et pour créer un nouveau rapport de forces, même si cette lutte se vit par procuration, même si cet engagement surfe sur le mythe des brigades internationales,  alors ma foi, tu es un vulgaire va-t-guerre, tu reprends à ton compte le discours pathétique de BHL, tu singes les Sarkozystes en Libye, tu es un incendiaire inconscient car tu veux rejouer le match qu’Obama n’a pas osé jouer en Syrie, et dans le fond, tu représentes un valet de l’impérialisme (l’autre impérialisme) qui salive à l’idée de faire fructifier les marchands de canons ; objectivement et malgré toutes les bonnes intentions, tu oeuvres en réalité pour que l’Europe s’aligne sur l’Amérique et de ce fait, pour que cette Europe signe son arrêt de mort ; pour que les Européens entraînés dans le chaos se sabordent pour longtemps et laissent à d’autres le soin de déterminer l’avenir à partir des sueurs et des larmes.

Prenons maintenant un peu de hauteur : au-delà des invectives que se balancent les protagonistes de chaque camp qui accusent l’autre de lâcheté et trahison, au-delà des schémas simplistes et binaires qui prospèrent quand la situation dégénère, on peut s’apercevoir que

a) le discours pacifiste a ses limites lorsque le sort des femmes et enfants est en jeu. ; et

b) que le discours militariste a lui aussi ses limites car rares sont ceux et celles qui sont prêts à mourir pour Kiev, quoi qu’ils disent…

Ben Cramer