C’est en répondant à un appel à témoignage lors du premier confinement de 2020, que la rédaction française de Pressenza m’a proposé par la suite d’y devenir chroniqueur régulier. S’en est suivi un peu plus d’une trentaine d’articles sur des sujets d’actualité, traités à travers le prisme d’une approche humaine fondamentale, celle qui transcende tous les clivages, toutes les idéologies, toutes les croyances, toutes les religions, tous les agendas politiques. Celle qui accompagne chaque être humain de toutes origines, toutes conditions ou parcours de vie depuis son premier souffle jusqu’au dernier. La seule approche qui, un jour, lorsque nous aurons grandi, nous permettra d’atteindre à la paix universelle que chacun appelle de ses vœux dans son cœur, mais s’en dispute sans cesse les modalités d’application selon l’idée qu’il s’en fait.
La paix n’est pas une idée. Si vous m’avez suivi au long de ces presque deux années de collaboration, vous aurez remarqué que toujours je pointe le déséquilibre dont nous souffrons entre deux parties de nous-même : le cœur et l’esprit. Ou plus exactement, un manque de communication entre nos deux hémisphères : celui de la sensibilité et celui de la réflexion, celui du vécu et celui de l’explication. Celui de nos racines communes d’humanité qui se trouvent bien à l’abri au plus profond de notre être et celui de leur déploiement dans les branches de l’esprit qui donneront des fruits plus ou moins comestibles.
Comment traduire en mots ce qui n’est que du domaine de l’expérience intime ? Combien ai-je été présomptueux de croire qu’en quelques articles plus ou moins bien ficelés, je pourrai le faire ? L’enthousiasme du partage est souvent coupable de naïveté. C’est un risque qu’il faut assumer.
Avec cette crise majeure provoquée par la guerre d’agression en Ukraine, je découvre avec stupeur que la rédaction de Pressenza est incapable de se positionner clairement en faveur de la paix, garante du respect de la vie humaine, pour se retrancher derrière une rhétorique géopolitique grossière qui déforme la réalité historique pour inverser la charge de la preuve de cette agression brutale caractérisée.
Combien de crimes et de souffrances ont pu être légitimés à travers les siècles, dans toutes les sociétés, sous toutes les latitudes, sous prétexte de considérations qui ont peu à voir avec le respect de la vie humaine, notre bien le plus précieux ? En admettant qu’on puisse en faire le décompte, qu’on puisse en peser exactement le poids et en établir une hiérarchie, serions-nous plus avancés pour autant ? Les crimes des uns, peuvent-ils légitimer les crimes des autres ?
Dans la situation présente, rien ne peut justifier l’action criminelle de Poutine, un homme seul dont toutes les digues morales ont cédé. Personne ne peut prédire jusqu’où il est prêt à aller dans son délire paranoïaque. Il détruira méthodiquement l’Ukraine et le peuple ukrainien qui résistera jusqu’au bout, devant un occident impuissant à réagir, à cause d’un risque de guerre nucléaire bien réel. C’est peut-être ça la démonstration ultime que veut faire le dirigeant russe.
J’entends parfaitement les critiques émises sur le « deux poids deux mesures » bien réel d’un Occident au chevet d’une nation proche pendant qu’elle s’accommode souvent de tragédies comparables au loin. Je comprends l’indifférence prudente ou même la satisfaction muette de populations opprimées depuis si longtemps sur le continent africain ou ailleurs.
En me faisant l’avocat du Diable, je demanderais simplement qui pourrait se réjouir d’une victoire de Poutine dans n’importe quel domaine touchant à la paix et la réconciliation des peuples ? En écrivant ces lignes, je me faisais la réflexion suivante : le concept de paix devrait être réservé à ce que l’individu doit conquérir pour lui-même, sa traduction dans la société étant la réconciliation entre les individus et les peuples. Il serait plus clair, lorsque l’on aborde les questions géopolitiques, de toujours accoler les deux termes, paix et réconciliation. Pour que jamais plus la paix ne soit confondue avec la victoire d’un camp sur un autre.
Il est insensé que l’on s’arrache l’Ukraine plutôt que d’en faire un espace de transition et de dialogue entre deux cultures. On aurait sûrement beaucoup à apprendre en Europe comme en Russie de ce peuple courageux.
Il est possible partout d’abandonner les postures idéologiques au profit de notre humanité commune. C’est même la seule voie envisageable pour les esprits sains, qui sont nettement plus nombreux sur terre que les dictateurs fous et sanguinaires vis-à-vis desquels nous ne devrions jamais être complaisants par intérêt ou calcul politique. Le Mal, quel que soit l’endroit où il prend racine, reste le Mal.
Mais pour aller dans le sens de ceux qui rappellent toujours les crimes du capitalisme, et aujourd’hui de la finance débridée, j’observerai ceci. On dit que les sanctions économiques sont inefficaces pour stopper une folie meurtrière. Cela montre bien les limites du pouvoir de l’argent. Mais si ce pouvoir est si faible face au Mal, pourquoi est-il si puissant pour empêcher le Bien d’advenir ? Peut-être ne sommes-nous pas encore des « pacifistes, humanistes, universalistes » suffisamment fous et habités de la passion du juste, du vrai, du beau et du bon pour y parvenir ?
Pour illustrer le danger de l’approche idéologique des enjeux de la vie humaine, je conclurai par un conte bouddhiste.
Deux moines sont en voyage vers leur monastère. Ils arrivent au bord d’une rivière qu’il leur faut traverser à gué car il n’y a pas de pont. Sur la berge se trouve une jeune fille désemparée qui n’ose s’aventurer dans l’eau qui semble profonde et agitée. L’un des deux hommes, un grand gaillard costaud en robe de bure et sandales, se propose de lui faire traverser le gué sur son dos. La jeune fille accepte sous l’œil réprobateur de son compagnon. Arrivé sur l’autre berge, le moine dépose la jeune fille qui le remercie chaleureusement et chacun reprend sa route de son côté. Les deux moines gardent le silence jusqu’à leur destination. Mais avant de pénétrer dans le monastère, celui qui a assisté à la scène de la rivière se tourne vers son compagnon et le sermonne avec véhémence : « Comment as-tu pu faire une chose pareille alors que tu as fait vœu de chasteté ? » Ce dernier lui répond tranquillement : « J’ai porté cette femme sur mes épaules, juste le temps nécessaire pour lui faire traverser la rivière, mais toi tu l’as portée tout le temps qu’il nous a fallu pour arriver jusqu’ici et peut-être même vas-tu lui faire franchir maintenant les portes du monastère. »
Lorsque le doute s’immiscera en vous, soyez attentif à ce qu’il a à vous dire. Chaque être humain est doté d’une conscience et du libre-arbitre. Se libérer de ses chaînes mentales devient une priorité absolue lorsqu’on comprend que ce sont elles qui nous handicapent dans les moments cruciaux. Que la paix fleurisse et rayonne dans votre cœur.
« Il suffirait de l’existence d’un seul être humain digne de ce nom pour croire en l’homme et en l’humanité. » Etty Hillesum