Par Bernardo Barranco V. pour la revue Proceso
En 1971 paraissait à Lima la première édition du livre fondateur de Gustavo Gutiérrez sur la théologie de la libération. En 2021, pour le cinquantième de sa parution, différents événements ont été organisés. Ce texte de Bernardo Barranco V., publié dans le numéro 2349 de la revue mexicaine Proceso (29 août 2021), revient sur les cinquante premières années agitées de ce courant théologique majeur du XXe siècle.
La publication du livre Teología de la Liberación. Perspectivas [Théologie de la libération. Perspectives], du théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, vient d’avoir 50 ans. Le livre a fait date sur le continent, il a synthétisé une nouvelle vision de ce que c’est qu’être Église en Amérique latine. Il existe un avant et un après de ce livre dans la pratique de la foi de milliers de chrétiens. Il a été traduit en 12 langues dont le vietnamien et le japonais. La théologie de la libération n’a pas été uniquement un discours novateur sur Dieu, elle représente aussi des mouvements sociaux. Nous sommes face à l’un des grands courants théologiques du XXe siècle, combattu avec ténacité par le Vatican des papes Wojtyla et Ratzinger au point de la réduire quasiment au silence dans les espaces ecclésiastiques.
À Lima, un séminaire international sur les 50 ans de la théologie de la libération vient d’avoir lieu [en 2021]. Divers chercheurs, théologiens et historiens ont réfléchi sur son héritage. Dans un message vidéo, Gustavo Gutiérrez, 93 ans, a déclaré : « La pauvreté aujourd’hui c’est vivre à l’écart du monde qui progresse, de qui a des biens et de la sécurité. Même s’ils vivent dans la même ville les pauvres vivent autrement. Les questions de la pauvreté et de l’inégalité, actuellement, ne sont pas exclusives à l’Amérique latine, elles sont un problème central de toute la planète. »
Et il a conclu que tant que persisteront la pauvreté, la mise à l’écart et l’injustice la théologie de la libération restera d’actualité.
La théologie de la libération a proposé que l’Église assume un rôle engagé auprès des pauvres et des groupes exclus. La théologie en tant que discipline reformule sa méthode ; Gustavo Gutiérrez lui donne un rôle de second plan qui vient après la pratique de la lutte et de la résistance des peuples. La théologie conçue par Gutiérrez ne consistait pas en un acte intellectuel ou en un discours érudit sur Dieu mais en une réflexion sur la foi considérée à partir des luttes sociales. L’option préférentielle pour les pauvres a été une nouvelle façon d’être Église sur un continent marqué, dans les années soixante et soixante-dix, par les coups d’État militaires et l’implantation de régimes autoritaires.
Les Églises ont pris position pour la défense des droits humains et la promotion de la dignité des individus mis à mal par la répression. Ce positionnement a déterminé une ligne de séparation à l’intérieur du catholicisme latino-américain. Gutiérrez et d’autres théologiens de la libération s’opposèrent à transformer la théologie en idéologie politique de chrétiens engagés. Encore moins en un parti politique. Cependant cela provoqua de virulentes polémiques à l’intérieur des églises, car il fut accusé de promouvoir et d’introduire le marxisme dans la doctrine de l’Église. D’autres approuvaient les thèses de la théologie de la libération en s’appuyant sur les prêches de Jésus en faveur des déshérités, telles qu’elles sont notées dans les évangiles.
Souvenons-nous que la théologie de la libération s’est épanouie tout de suite après le Concile Vatican II. Gutiérrez affirme s’être inspiré d’une prise de position du Pape Jean XXIII qui soutenait que l’Église doit appartenir à tous et particulièrement aux pauvres. Après la période moderniste latino-américaine, l’atmosphère intellectuelle agitée dans les années soixante proposait des recherches et des changements sur le continent, lesquels venaient d’une authentique attitude de révolte. Leopoldo Zea publie La filosofía americana como filosofía sin más [La philosophie américaine en tant que simple philosophie]. Fernando Enrique Cardoso et Enzo Faletto éditent une œuvre clé sur la théorie de la dépendance : La Dependencia y desarrollo en América Latina. Ensayo de interpretación sociológica [Dépendance et développement en Amérique Latine. Essai d’interprétation sociologique]. Paulo Freire publie Pédagogie de l’opprimé. Le Che Guevara avec « l’Homme nouveau » bouscule la conscience des jeunes, y compris chrétiens. Il est vrai qu’il y eut à l’époque des militantismes extrêmes. Quelques religieux et universitaires catholiques alimentent les activités de guérilla dans différents pays de la région. Cependant, on ne peut pas généraliser. Ce cycle, l’engagement social des chrétiens et de leurs organisations, comme les communautés ecclésiales de base, sont encouragés par une exceptionnelle génération d’évêques courageux comme Hélder Camara, José María Pires (Brésil), Ramón Bogarín (Paraguay), Óscar Arnulfo Romero (El Salvador), Leonidas Proaño (Équateur), Juan Landázuri (Pérou), Raúl Silva Enríquez (Chili), Samuel Ruiz et Sergio Méndez Arceo (Mexique), parmi bien d’autres.
Sous le pontificat de Jean-Paul II le Vatican considère avec défiance ce vaste mouvement social et théologique. Il confirme une nouvelle forme de centralisme romain, imposant des disciplines internes, forçant au réalignement les forces centrifuges dont on craignait qu’elles puissent en arriver à menacer l’identité de l’Église. On sait comment en Amérique Latine entra en action un processus de répression interne marginalisant les théologiens, modifiant les contenus des séminaires et nommant des évêques conservateurs qui, dans l’exercice de leur fonction, minèrent les nouvelles tentatives pastorales. Et éloignèrent l’Église des pauvres. Cette période a été nommée par le grand théologien Hans Kung l’« Hiver ecclésial ».
En 1984 intervient le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui reconnaît dans un document que la théologie de la libération est un « phénomène extraordinairement complexe » et un problème évident pour la foi dans l’Église. Le résultat fut le châtiment de Leonardo Boff par le cardinal Ratzinger, au milieu d’un scandale international. Le 23 novembre de cette même année est rendue publique une « ordonnance » sur les aspects condamnables de la théologie de la libération, considérée comme un encouragement de la contamination marxiste au sein de la pensée théologique latino-américaine. « Si loin du Vatican et si près des pauvres » est une des expressions qui résument bien la persécution des théologiens de la région, comme Gutiérrez lui-même. La dénommée « bureaucratie sacrée », suivant l’expression utilisée par Boff pour désigner le Vatican, s’est imposée à l’occasion d’une guerre froide ecclésiastique.
En 2014 Carlos Aguiar Retes, alors président du CELAM et actuel archevêque de la ville de México, affirma que la théologie de la libération était moribonde, soutenue seulement par quelques vieillards. On voit bien que le cardinal mexicain connaît peu l’histoire contemporaine de l’Église. On questionna Gutiérrez à ce sujet et il argumenta ironiquement : « Vous savez, on ne m’a pas invité à l’enterrement et je crois que j’aurais quelque droit d’y assister. »
Les grands postulats de la théologie de la libération se sont réactivés sous le pontificat de François. Son grand apport a cependant été sa diversification. De nouvelles thématiques et sujets ont été ciblés. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’extraordinaire essor de la théologie féministe ; le développement de la théologie indienne encouragé par Samuel Ruiz ; la théologie de la Terre, ou écologiste, encouragée par François lui-même ; les mouvements ecclésiaux altermondialistes, les groupes des droits humains et diverses pastorales de migrants. En somme, la théologie de la libération a devant elle de vigoureuses descendances et une longue vie.