A partir de votre humanité, vous pouvez tout expliquer et tout résoudre. Mettez-la un instant de côté et plus rien n’a de sens, plus rien n’est possible et l’horreur frappe à votre porte.
Si nous ne commettions l’erreur de nous éloigner de nous-même qu’un seul instant, cette erreur serait vite corrigée l’instant d’après, lorsque nous reprendrions nos esprits. Mais nous pouvons passer des vies entières à construire des théories sur lesquelles nous nous appuyons pour « penser le monde » et agir, qui nous garantissent qu’à aucun moment les fondamentaux même de l’existence ne viendront ébranler notre certitude que « c’est comme cela, parce qu’on ne peut rien y faire ».
Bien sûr, cette construction intellectuelle, déconnectée de nos affects, fonctionne tant que nous ne sommes pas personnellement rattrapés par le réel.
Il est des petites phrases, dites sur le ton du donneur de leçon magnanime, qui ont ce pouvoir toxique de vous empêcher de penser intelligemment. Ainsi, sur France Inter, dans le débat économique du vendredi 25 juin, celui qui n’est pas Thomas Piketty donnait une petite leçon de réalisme économique à son contradicteur : « Est-ce que les économistes sont là pour nous parler du souhaitable ou du possible ? Le souhaitable doit se frotter au réel. Est-ce toujours le cas ? Quels sont les champs possibles ? »
Cette manière de poser les termes du débat en opposant ce qui n’a pas lieu d’être est typique de la pensée « écran de fumée ». En quoi le souhaitable viendrait-il contredire le possible, car s’il n’est pas possible, à quoi bon le souhaiter ?
Quel est ce réel qui rendrait le souhaitable impossible ? Un réel, réel ? Je veux dire, une loi de la nature à laquelle nous ne saurions échapper, ou une pseudo-réalité qui n’est qu’une convention sociale, érigée en dogme, puis traduite dans des lois humaines ? Par exemple : l’échange marchand échappe au principe de solidarité entre individus de la même espèce. Et voilà comment on érige un mur apparemment infranchissable entre le souhaitable et le possible. Ça ne se discute pas. C’est triste, c’est dommage, parfois même dramatique, mais c’est comme ça.
Oui, le souhaitable se frotte au réel et c’est pour cela qu’il souffre. Car le réel est un et indivisible : tout être vivant, parce qu’il a été autorisé à vivre par un décret hors de nos juridictions, doit pouvoir disposer des moyens matériels et moraux de sa survie. Voilà le « champ des possibles » auquel nous devrions tous nous employer, quitte à en restreindre d’autres dont l’existence serait par conséquent seulement souhaitable mais pas forcément possible, et ce, à cause du réel dont on ne peut pas faire l’économie.
Sur France Culture, cette fois-ci, j’écoutais notre ancien Premier ministre, Édouard Philippe, dire dans un extrait de documentaire qui lui est consacré[1] : « Les gens qui te disent que la dette n’est pas un problème, c’est exactement le même type de déni que les gens qui te disent le climat ce n’est pas un problème. »
Avec tout le respect que je lui dois – et une certaine sympathie car je l’ai trouvé courageux à la tâche – M. Philippe mélange joyeusement le réel et la pseudo-réalité que nous avons créée. Parfois nous semblons oublier que nous en sommes les auteurs…
Le dérèglement climatique est un réel problème engendré par nos comportements et qui menace directement nos conditions de vie sur Terre. La dette ou les dettes se négocient entre nous. Il suffit de le faire de manière civilisée, en s’assurant qu’elles ne privent personne de leurs moyens de subsistance les plus élémentaires.
C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire et en cela je rejoindrais Monsieur le Premier ministre lorsque, dans un autre extrait, il dit : « Le monde parfait c’est le monde intellectuel, c’est le monde des experts, tous ceux qui savent ce qu’il faudrait faire, mais qui ne s’y collent pas. »
On connait tous cela, le décalage entre ce dont on rêve et ce qu’on est contraint de faire ou d’accepter. Mais il est crucial de faire la différence entre ce qui ne peut pas être changé et ce qui peut l’être, même au prix d’un gros effort. Il est là le « champ des possibles », pas à l’intérieur du cadre de ce qui rend précisément les choses impossibles parce qu’on en a décidé ainsi. Ce serait comme organiser une évasion d’une cellule vers une autre à l’intérieur d’une prison. Quel intérêt ?
Les conséquences du dérèglement climatique échappent à notre contrôle, alors que celles de nos économies débridées sont en réalité sous contrôle. Mais nos théories – alambiquées, tatillonnes et floues dans le même temps – nous permettent de jeter un voile pudique sur les ressorts qui les guident et n’affectent que ceux qui ne sont pas « aux manettes ».
J’ai encore le souvenir de cette information, entendue au journal de huit heures sur France Culture à deux jours de l’entrée en vigueur du Brexit. L’accord arraché in extremis par le Royaume-Uni et qui ne comporte pas moins de 1 200 pages, ne mentionne à aucun moment le sort de la finance. Dans un pays où, comme le rappelait le journaliste, cette activité représente 7 % du PIB et un million d’emplois, cela ne peut que surprendre. Le Premier ministre britannique avait préféré miser sur l’émotion que sur la raison, « les services financiers n’étant pas populaires politiquement », dixit l’ancien président de la City de Londres.
Cela en dit long sur l’assurance tranquille d’un secteur d’activité qui renait de ses cendres après chaque crise, profitant souvent d’effets pervers, de drames économiques et humains dont il semble se jouer, bien à l’abri de sa bulle spéculative dont les règles opaques ne sont jamais véritablement remises en cause[2]. La finance n’a même pas besoin de figurer dans un accord de libre-échange pour savoir qu’elle pourra continuer à prospérer à l’écart des traités.
Ces tractations sur le Brexit ont duré plus de trois ans. D’autres prétendues « négociations » ont été menées tambour battant, comme ce fut le cas pour la dette grecque : 5 mois et 12 jours, ainsi que le rappelle d’entrée de jeu l’excellent film qu’en a tiré Costa-Gavras[3]. C’est justement cet exemple qu’a pris notre ancien Premier ministre pour justifier sa position sur la dette : « Tu as vu ce qu’ils ont pris, les grecs, en dix ans ? Mais pas parce que quelqu’un leur a imposé. Même Aléxis Tsípras y est venu, simplement parce qu’il n’arrivait plus à financer sa dette. »
Mauvais exemple, très mauvais exemple. Les coulisses de ces négociations, narrées avec précision, lyrisme et un humour ravageur – sinon ce serait carrément déprimant – par Costa-Gavras, à partir des souvenirs de Yanis Varoufakis, ministre de l’Économie grec de l’époque, désignent précisément ceux qui ont imposé à la Grèce ce plan d’austérité dont elle ne se relève toujours pas. Et toutes ces tractations avaient bien peu à voir avec l’économie comme science sociale. Le peuple qui en subira les conséquences est celui qu’il faut sacrifier, car on n’a pas le choix. Édouard Philippe se souvient-il que le seul ministre d’État en Europe à l’époque à avoir tenté quelque chose pour aider la Grèce, dixit Varoufakis, fut justement celui qui deviendra par la suite son Président de la République, Emmanuel Macron[4] ?
L’Histoire ne s’écrit décidément pas en noir et blanc, et pourtant nous savons pertinemment quand le bien, ou le mal, est à l’œuvre. Tout au moins, nous devrions le savoir, car sinon il serait grand temps de marquer une pause et de passer le relai à ceux qui savent encore faire cette différence. C’est aussi ça le « champ des possibles » : une chaine humaine vertueuse dans laquelle chacun accomplit sa part de colibri[5] et s’y tient.
« Ce sont les outrances qu’il faut éteindre de préférence à l’incendie. » – Héraclite
[1] Édouard, mon pote de droite, épisode 3 : aux manettes, de Laurent Cibien (2021).
[2] Profits et pertes – Les spéculateurs de la crise et du chaos, un documentaire de Rupert Russe, 2019.
[3] Adults in the Room, Costa-Gavras, KG Productions, 2019.
[4] Yanis Varoufakis adoube Emmanuel Macron tout en lui mettant un avertissement, Marianne, le 2 mai 2017.
[5] La légende du Colibri, Pierre Rabhi.