Dans ce troisième volet, Lourdes Zapata, revient sur l’histoire de la disparition et de la recherche de son fils Ricardo. Elle a également commencé à se pardonner l’absence du « maigre » afin de pouvoir continuer à vivre sa vie.
Ce n’était pas ma faute, mais ton absence me fait mal
« J’aurais aimé le serrer dans mes bras encore une fois ! » dit Lourdes del Socorro Zapata en cousant l’un des sacs qu’elle fabrique avec les autres Madres de la Candelaria pour les vendre à la foire artisanale du Parque Berrio le week-end.
Elle prend un verre de soda et dit : « J’ai apporté des photos de mon fils Ricardo, disparu en 2007, emmené par des hommes cagoulés. Attends, je vais te les montrer ». Elle se lève de la table en plastique blanc entourée d’au moins 12 chaises placée au milieu du bureau de l’Association qui sert pour l’atelier de couture et se dirige vers le fond du bureau, prend son sac posé parmi les autres sur les chaises, l’ouvre et sort les photos. Elle les apporte ensuite avec elle à table.
Nous sommes le lundi 16 mars 2020, il est 10h30 du matin et il fait plutôt chaud. Lourdes s’assoit sur une autre chaise en plastique assortie à la table, pose les photos sur la table et dit : « J’ai cinq enfants, Ricardo de Jesús était mon troisième fils, il était tranquille et avait quelques amis. »
En 2006, Lourdes avait lancé une petite activité de ventes d’arepas dans sa maison, une arepería, située dans le quartier de Sucre, dans la partie supérieure de Boston, dans la ville de Medellín. Pendant leur temps libre, trois de ses cinq enfants, Ricardo, Viviana et Davinson, l’aidaient. Viviana, 17 ans, allait à l’école, Davinson, 19 ans, travaillait dans divers métiers et Ricardo, 21 ans, avait commencé à se rendre à l’institution éducative Ciudad Bosco, une école pour adultes. Ses deux filles, Ángela María vivait près de chez Lourdes et se consacrait aux travaux ménagers et à ses deux enfants, et Marisol vivait à Putumayo avec son compagnon depuis plus de trois ans.
Ricardo était un jeune homme maigre à la peau foncée, aux yeux café, aux cheveux châtain clair bouclés et aux sourcils clairsemés, surnommé « le maigre » ou « la panthère » par ses amis. Au cours de cette année-là, il se rendait régulièrement acheter du maïs à la Placita de Flórez, dans le centre de la ville avec son ami Carlos. Un jour, Lourdes a demandé à son fils d’aller acheter le maïs chez un détaillant car le prix était inférieur à celui qu’ils payaient chaque semaine. « Le maigre » est donc parti avec Carlos acheter les ingrédients pour les arepas. Ce jour-là, alors qu’ils quittaient la place du marché, située sur la route au nord de Medellín et à la périphérie du centre-ville, une camionnette noire emmenait de jeunes hommes. Le fils de Lourdes et son ami ont réussi à s’échapper de cet endroit et à rejoindre leur maison. Lorsque les deux jeunes hommes lui ont raconté ce qui s’était passé, elle ne leur prêta aucune attention et continua à préparer les arepas.
Les grains de maïs
Fin 2006, la petite affaire de Lourdes ne faisaient pas de ventes significatives, mais cela a changé au premier semestre 2007 lorsque les jumeaux du quartier, comme on appelait les deux frères de 19 ans qui travaillaient comme agents de sécurité et maçons, ont gagné la confiance de Lourdes. Ils ont commencé à l’aider à obtenir des contacts dans les magasins du quartier pour vendre ses arepas et l’ont convaincue de contracter un prêt auprès d’Actuar Famiempresas afin d’acheter davantage d’équipement pour l’arepería et de construire une pièce à l’arrière de la maison.
Après avoir reçu le prêt, les jumeaux ont accusé Ricardo d’avoir volé un téléphone portable ; cependant, Ricardo travaillait avec Lourdes ce jour-là, et celle-ci a dit aux jumeaux : « le maigre n’a pas arrêté de faire des arepas aujourd’hui. Pourquoi n’appelez vous pas sur son téléphone portable pour vérifier où il est et qui l’a ». Le téléphone portable a commencé à sonner, l’un des jumeaux l’avait. A partir de ce moment, Lourdes s’est méfiée d’eux. Elle ne leur demandait plus d’aller acheter le maïs, mais le faisait elle-même. C’est ainsi qu’elle se rendit compte qu’ils n’avaient pas payé le maïs depuis trois mois. Au lieu de cela, ils avaient dépensé l’argent qu’elle leur avait donné, elle a dû payer une dette de plus de 200 000 pesos à la Placita de Flórez. Lourdes s’arrête, soupire et dit : « Je pensais que ces gars-là étaient de bons garçons, et regardez comment ils m’ont remerciée ». Mais ce n’est pas tout et elle ajoute, « c’est là que mon calvaire a commencé ».
« Début mars 2007, Ricardo est arrivé un samedi vers six heures du soir avec des bleus sur le visage et le corps, et le nez en sang. Quand je l’ai vu, j’ai supposé qu’il s’était battu avec quelqu’un du quartier ou qu’on avait essayé de le voler », se souvient-elle. J’ai beaucoup insisté ce soir-là pour qu’il me raconte, il m’a dit : « Maman, je n’aime pas jouer au crapaud. Je vais juste te dire que les jumeaux qui t’ont tant aidée ne sont pas qui tu penses. »
Trois jours se sont écoulés, pendant lesquels Lourdes del Socorro a essayé de savoir ce qui s’était passé entre les jumeaux et Ricardo, jusqu’à ce qu’Ángela María Zapata, la deuxième fille de Lourdes, qui ne vivait plus chez elle, lui rende visite et lui dise que dans le quartier, on racontait que les jumeaux avaient battu Ricardo parce qu’il avait refusé de dévaliser un magasin et menacé de les dénoncer pour avoir battu à mort un garçon dans un lieu appelé El Hueco, dans le quartier de Sucre.
Par la suite, Lourdes n’a plus jamais reçu les jumeaux chez elle et a demandé à Ricardo de ne pas sortir pendant un certain temps. « Il est resté à la maison pendant une semaine, mais l’enfermement a eu raison de lui », raconte Lourdes. Au bout d’une semaine, « le maigre » sortait à nouveau avec Carlos, son ami d’enfance surnommé « gomelina ». Tout semblait être revenu à la normale. Lourdes était toujours à l’arepería, Ricardo était retourné à l’institut pour adultes et les jumeaux ne s’étaient pas approchés de sa maison.
Cependant, le vendredi 20 avril 2007, Ricardo n’est pas rentré à la maison l’après-midi pour aider Lourdes à faire des arepas comme d’habitude, ni le soir. Ce jour-là, elle n’a pas pu dormir. Ainsi, dès quatre heures du matin le lendemain, Lourdes était assise sur une chaise dans la cuisine, impatiente et attendant l’arrivée du « maigre ». L’horloge a sonné six, sept, huit heures du matin et « le maigre » n’était toujours pas rentré. « J’étais désespérée, je n’avais pas de nouvelles de lui depuis plusieurs heures. J’ai pensé au pire », se souvient-elle.Vers huit heures et demie du matin, on a frappé à la porte. Lourdes s’est rapidement levée de sa chaise et a ouvert la porte, c’était « le maigre ». Il avait des blessures superficielles au couteau sur les bras, ses vêtements étaient sales, son sourcil droit saignait et il avait un bleu au-dessus de son œil droit. Elle était effrayée et lui a demandé de s’asseoir sur la chaise dans la cuisine, tandis qu’elle lui donnait une demi-pomme de terre pour qu’il l’appuie sur son œil. Elle a ensuite essuyé le sang qui s’écoulait de son sourcil.
Lourdes del Socorro se souvient qu’après lui avoir demandé ce qui s’était passé, il a répondu : « Maman, tu sais ce qui s’est passé, la même chose que la dernière fois. Ils ne me laisseront pas tranquille tant que je n’aurai pas quitté le quartier ». Elle lui a demandé de rester, car il n’avait nulle part où aller. Il a accepté de rester, mais trois jours plus tard, les jumeaux sont entrés dans le quartier, ils l’ont attrapé et battu à nouveau. Ils les ont menacé, lui et ses frères Davinson et Viviana, ils les ont sommé de quitter le quartier.
Lourdes fut surprise cette nuit-là, que ses enfants pensent à quitter la maison pour sauver leur vie. Le lendemain, le 25 avril 2007, elle s’est réveillée très tôt et a décidé de partir à la recherche des jumeaux pour leur parler. Elle les a trouvés devant un magasin en train de boire un soda, elle s’est approchée d’eux et leur a dit : « Ecoutez les gars, pourquoi menacez-vous mes enfants ? Je vous ai ouvert les portes de ma maison, je vous ai accordé ma confiance et vous me remerciez en battant Ricardo, en menaçant mes enfants et en prenant l’argent que je vous ai donné pour acheter les sacs de maïs ». Lourdes se souvient de sa réponse : « Ecoutez, la vieille, ne soyez pas si curieuse, si vos enfants ne partent pas, nous les emmènerons et vous aussi, si vous ne vous taisez pas ». Lourdes est retournée à la maison apeurée, car les jumeaux avaient la réputation de faire ce qu’ils disaient.
Lorsqu’elle est rentrée chez elle, ses enfants lui dirent qu’ils partiraient la semaine suivante, et c’est ce qu’ils ont fait quatre jours plus tard. Viviana et Ricardo se sont rendus chez leur grand-mère maternelle, María Ofelia Zapata Correa, une femme de 68 ans ayant la force d’un chêne et vivant dans le quartier de Robledo. Les deux jeunes gens ont quitté leurs études. De son côté, Davinson a loué une chambre dans le quartier de Prado Centro.
Le voyage
Lourdes resta seule à la maison, gérant l’activité de son arepería, mais les jumeaux commencèrent à revenir la voir pour lui demander de l’argent en échange de chacun des contrats qu’ils l’avaient aidée à obtenir. Elle a commencé par accepter, mais comme cette somme augmentait chaque semaine et qu’elle n’avait pas les moyens suffisants pour la leur donner, elle a décidé de rassembler ses affaires après avoir fermé l’arepería le 20 mai 2007 à vingt heures. Elle s’est dirigée vers le terminal des bus à quatre heures du matin pour partir en direction de Putumayo, où vivait sa fille aînée Marisol Zapata.
Lourdes a verrouillé les portes de sa maison en partant, espérant qu’à son retour, tout se serait calmé pour qu’elle puisse poursuivre son activité à l’arepería et que ses enfants puissent de nouveau vivre avec elle. Cependant, elle était loin d’imaginer ce qui allait se passer au cours des mois suivants.
À Putumayo, après plusieurs disputes avec Marisol, elle pensait rentrer à Medellín. Pas encore totalement décidée, la nouvelle du décès de son frère Alberto l’incita à retourner en ville le 25 juin 2007 pour assister aux funérailles.
Lorsqu’elle revint chez elle, il y avait un panneau sur le terrain indiquant qu’il était à vendre, sa maison avait été saccagée, ses vêtements avaient disparu, les ustensiles qu’elle utilisait pour travailler dans l’arepería avaient été volés et les matériaux de construction qu’elle avait achetés pour rénover sa maison avaient été vendus. « Une dame près de chez elle avait la porte, une autre avait la fenêtre et un sac de ciment, et il n’y avait pratiquement plus rien dans la maison », raconte Lourdes. Ses voisins lui ont appris ce qu’il s’était passé dans sa maison pendant son absence : les jumeaux étaient entrés par effraction, avaient pris ses affaires et les avaient vendues. « Ils ne m’ont rien laissé pour pouvoir travailler », ajoute-t-elle.
Un effort vain
Après avoir réorganisé sa maison et rangé les quelques vêtements qu’elle avait amenés avec elle de Putumayo, Lourdes a pris un bus pour Robledo, pour se rendre chez sa mère. Lorsqu’elle est arrivée, elle l’a saluée et lui a demandé des nouvelles de ses enfants Viviana et Ricardo, ce à quoi elle a répondu : « Viviana est parti à Bogotá il y a dix jours pour chercher du travail et Ricardo a essayé de trouver un emploi, en vain. C’est pourquoi il s’est mis à vendre des bonbons dans les bus et dans la rue, même si cela ne lui plaisait pas. Et comme il ne voulait pas chercher du travail dans la construction, il a commencé à vendre du vice dans la rue et a fini par quitter la maison ».
Lourdes interrompt son récit, dit au revoir à ses collègues d’atelier de l’Association. Puis elle répond à un appel téléphonique. Lorsqu’elle raccroche, elle demande à continuer son histoire sur la terrasse du bureau qui donne sur le Passage de la Bastille. Elle apporte avec elle les photos, un document, un verre d’eau, un mouchoir en papier et la chaise sur laquelle elle était assise.
Elle s’assied et dit : « Cette nouvelle m’a coupée le souffle. Je m’étais beaucoup battue pour mes enfants, je ne pouvais pas leur donner grand-chose, mais j’espérais que Ricardo finirait ses études pour pouvoir chercher un bon emploi. Je pouvais les nourrir avec les arepas et nous avions une maison. » Les yeux noirs de Lourdes se brouillent et les larmes commencent à couler sur ses joues.
Après avoir séché ses larmes et pris une profonde inspiration, elle décide de poursuivre son récit. Avant de dire au revoir à sa mère ce jour-là, elle lui a demandé quelque chose : « Si Ricardo t’appelle, dis-lui que je le cherche », car elle n’avait ni téléphone fixe ni téléphone portable. Lourdes est rentrée chez elle et a recommencé à vendre des arepas. Un des jumeaux avait été tué, apparemment en raison de disputes avec certains des membres réintégrés des forces d’autodéfense.
Les mois de juillet et d’août passent sans que Ricardo appelle sa grand-mère María Ofelia. Début septembre 2007, Lourdes rêva que Ricardo marchait dans la rue, qu’une voiture s’arrêtait à côté de lui, que des hommes en sortaient et le poussaient dans la voiture, tandis que son fils criait à l’aide. Cette nuit-là, elle s’est réveillée en panique et, le lendemain matin, avant de commencer à vendre des arepas, elle s’est rendue chez sa mère et lui a demandé si elle savait quelque chose sur Ricardo. Elle lui a répondu qu’elle ne savait rien.
Lourdes a pris son travail ce jour-là, a commencé à moudre le maïs pour les arepas lorsqu’elle entendit frapper à la porte. C’était Mariana, une de ses nièces, qui venait lui communiquer un message : « Ricardo a appelé grand-mère, il est en détention dans l’Alpujarra pour avoir vendu de la marijuana. Il demande qu’on lui apporte un peu de nourriture, car il n’a rien mangé depuis hier. » Lourdes n’avait rien préparé à manger, elle a donc demandé à Mariana de voir si sa grand-mère pouvait apporter quelque chose à Ricardo.
María Ofelia a préparé ses bagages et a emporté de la nourriture pour Ricardo dans l’Alpujarra. A son arrivée, elle a vu que les charges contre Ricardo avaient été levées et qu’il tirait sur son sweat-shirt gris clair. Ofelia se souvient également que son petit-fils portait des tennis de marque Nike gris clair, un sweat-shirt gris clair et un T-shirt bleu foncé. « Lorsque Ricardo m’a vue, il était très ému, il m’a embrassée sur la joue et m’a serrée dans ses bras », se souvient María Ofelia. Elle lui a dit de manger ce qu’elle lui avait apporté, mais Ricardo a répondu : « non, je ferais mieux de prendre le sac de nourriture pour la manger plus tard, des gens m’attendent ». Il a donc dit au revoir à sa grand-mère avec un baiser sur la joue.
Ce jour-là, María Ofelia n’aurait jamais imaginé qu’elle serait la dernière personne de la famille à le voir. Elle est rentrée chez elle. Dès qu’elle a pu, sa petite-fille Mariana s’est rendue chez Lourdes et lui a raconté ce qu’il s’était passé ce jour-là.
La semaine suivante Lourdes travailla dans l’arepería, faisant de moins en moins de ventes, mais elle refusa de fermer, car elle pensait qu’elle pourrait à tout moment reprendre à gagner de l’argent. Les jours suivants, elle rencontra Carlos, l’ami de Ricardo dans le quartier. C’était un jeune homme travailleur et ambitieux qui aimait l’argent. Carlos a demandé à Lourdes si elle savait où se trouvait Ricardo, ce à quoi elle a répondu qu’elle n’avait pas de nouvelles et elle lui a demandé si il avait des informations sur le « maigre » ; Carlos lui a raconté qu’il s’était rendu dans le centre de Medellín et qu’il avait rencontré, dans un parc, un ferrailleur à qui il avait posé des questions sur Ricardo. Il lui avait dit que, quelques jours auparavant, une camionnette noire s’était arrêtée là où il se trouvait et l’avait emmené.
« Je suis restée sans voix quand il m’a dit ça. Je ne l’ai pas cru parce que c’était une histoire tirée par les cheveux », raconte Lourdes. Ensuite, elle lui a demandé dans quel parc du centre de Medellín et à quoi ressemblait la casse. Elle voulait aller le trouver et lui parler ; cependant, Carlos n’a pas pu lui donner de réponse et lui a seulement dit qu’il ne se souvenait pas.
Quelques jours plus tard, Lourdes s’est souvenue qu’elle avait rêvé de quelque chose de semblable à ce que Carlos lui avait raconté. Elle a donc décidé de partir à sa recherche, mais celui-ci avait trouvé un emploi à Pereira et était parti depuis deux jours.
L’attente
Deux années passent, Lourdes attend des nouvelles de Ricardo, en vain. Au cours de ces deux années, elle parcourt le centre de Medellín et les quartiers voisins, se rend dans les hôpitaux, croit le voir à plusieurs reprises dans une personne sans-abri. Elle se rend chez des médecins légistes, dans les cantines et les centres d’accueil pour sans-abri de Medellín, et, malgré tout cela, elle ne le retrouve pas.
En février 2009, Lourdes signale la disparition de son fils Ricardo de Jesús Zapata. Le 13 février de la même année, elle pousse les portes de Madres de la Candelaria à l’invitation d’Ana Ligia, une voisine qui vivait un peu plus haut dans la montagne. Ana Ligia est une femme dont le fils unique avait disparu, elle venait rendre visite à Lourdes une fois par semaine depuis qu’elle était seule. « Même si elle semblait forte, Lourdes avait une faiblesse : la disparition de Ricardo », dit Ana Ligia.
Lorsqu’elle la voyait pleurer, Ana Ligia lui disait : « Arrête de pleurer ! Viens, allons chez Madres de la Candelaria, là bas, on y cherche ton fils » et elle répondait : « On cherche mon fils ? Si je n’ai pas été capable de le trouver, qui d’autre pourrait le trouver en ne sachant rien de lui ? » Sa voisine lui a répondu : « Gardez espoir, gardez la foi ».
Le 13 février 2009, Lourdes s’est décidée et a accompagné Ana Ligia au bureau de Madres de la Candelaria. Elle a apporté des photos, la réclamation au parquet pour la disparition de Ricardo, une photocopie de sa carte d’identité et du registre d’état civil, comme Ana Ligia le lui avait dit. À son arrivée, elle a été accueillie par Teresita Gaviria, la directrice. « À ce moment-là, je ne pouvais même pas parler et j’ai commencé à pleurer. Teresita m’a prise dans ses bras, a pris les papiers que j’avais apportés et s’est mise à pleurer avec moi », se souvient Lourdes.
À ce moment-là, des larmes ont à nouveau coulé sur ses joues, elle a souri et a dit : « J’ai senti qu’après deux ans, je pouvais me lâcher et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ». Puis Teresita lui a offert de l’eau aromatique et l’a reçue dans son bureau. Là, elle lui a demandé comment Ricardo de Jesús avait disparu, a ouvert une chemise avec son dossier et lui a dit que la semaine suivante, Anita de Dios Zapata l’accompagnerait pour déposer une plainte auprès du bureau du procureur général et du bureau du médiateur, et qu’ils lui feraient également un prélèvement d’ADN.
Le lundi suivant, le 16 février, Lourdes del Socorro Zapata est arrivée à 8 heures du matin à l’Association Madres de la Candelaria pour rencontrer Anita et aller déposer les plaintes. A partir de ce moment-là, Lourdes devient membre de l’association et participe à des ateliers couture, jardins potagers durables, réconciliation et pardon. Elle fait également partie des mères qui ne manquent jamais les sit-in, les conférences ou les séminaires donnés par d’autres organisations. Pour elle, être membre de Madres de la Candelaria « c’est comme être à la maison, j’y ai trouvé la paix de l’esprit et une famille attentionnée envers moi ».
C’est mon fils
En mars 2013, deux jeunes enquêteurs du Ministère Public contactent Lourdes par l’intermédiaire de Madres de la Candelaria. Ils viennent à Medellín pour l’interroger, car ils ont apparemment une piste sur son fils. Elle se souvient : « Ils m’ont posé tout un tas de questions. Ils avaient en leur possession le dossier médical de Ricardo, qui se trouvait à l’hôpital Pablo Tobón Uribe. Nous avons passé environ deux heures à discuter ». Ils ont fini par comparer les caractéristiques physiques que Lourdes leur avait données sur son fils avec des restes qu’ils avaient trouvés à La Unión, Antioquia. Ils firent également un croquis très similaire au « maigre », se souvient Lourdes.
Elle prend le document dans ses mains, celui que les enquêteurs lui ont donné, fondé sur les restes qu’ils ont trouvés, et le lit à haute voix :
La dépouille est celle d’un jeune homme portant un T-shirt bleu foncé avec la mention Nike écrite en rouge, un pantalon de survêtement gris avec des rayures noires sur le côté et des chaussures de tennis Nike grises. Caractéristiques physiques : âge approximatif entre 17 et 22 ans, métis, cheveux noirs ondulés, sourcils broussailleux clairsemés, yeux couleur café, nez plat à base large, lèvres épaisses, présentant une cicatrice de laparotomie abdominale sur le côté gauche.
Lorsqu’elle eut terminé sa lecture, elle ne put retenir ses larmes pendant quelques minutes et déclara : « ce n’est pas facile, cela fait de nombreuses années, mais on ne s’en remet jamais, on essaie juste d’apprendre à vivre avec la douleur ».
En entendant le récit que Carlos a fait à Lourdes de la disparition de son fils et de l’endroit où la dépouille a été retrouvée, dépouille qui ressemblait à la description physique faite de Ricardo, les enquêteurs ont dit à Lourdes del Socorro que son fils était probablement un faux positif, étant donné qu’à cette époque, de jeunes gens disparaissaient massivement et on les signalait comme des guérilleros tués au combat. C’est pourquoi les deux fonctionnaires du Ministère Public se sont rendus à Pereira voir Carlos, pour recueillir sa déclaration sur ce qui est arrivé à Ricardo. Ils l’ont ensuite appelée pour lui dire que le mercredi de cette semaine-là, ils la contacteraient pour lui indiquer la suite de la procédure, puisqu’ils avaient obtenu l’autorisation de l’instance judiciaire de transférer la dépouille de Ricardo à Medellín et de procéder aux tests ADN.
Le mercredi est passé et personne n’a recontacté Lourdes, elle s’est donc rendue au bureau du procureur à de multiples reprises pour se renseigner sur le cas de son fils et, en août 2014, on lui indique que le procureur 32 s’occupait bien du dossier de son fils, mais que l’ADN des restes ne correspondait pas au sien. Le Procureur en charge lui a alors demandé s’il était possible que le bébé ait été échangé à l’hôpital après sa naissance et elle a répondu que ce n’était pas possible car Ricardo de Jesús Zapata était né à la maison.
Jusqu’en 2018, il ne se passa plus rien sur ce dossier. Mais lors de l’une de ses nombreuses visites au bureau du procureur, le nouveau procureur en charge de l’affaire l’informa que ses documents mentionnaient que les restes de Ricardo avaient déjà été remis à la famille.
Suite à cette information, elle se rappelle lui avoir dit : « ils ne m’ont pas rendu mon fils Ricardo. Vous ne pouvez pas me dire cela, ce n’est pas vrai. Vous devez avoir ses restes quelque part ». Lourdes interrompt son récit et ajoute, en sanglotant : « C’est mon fils, ce n’est pas le leur, c’est pourquoi ils ne comprennent pas la douleur que je ressens. Je veux juste qu’ils me rendent mon fils et me disent ce qui lui est arrivé ».
Aujourd’hui, Lourdes n’a plus son arepería, mais elle élève des poulets et vend des œufs. Elle a également appris à créer un potager durable et à coudre dans les ateliers proposés par Madres de la Candelaria. L’affaire de son fils n’a pas encore été résolue, mais elle espère qu’elle le sera bientôt. Elle pense que Carlos, l’ami de Ricardo, a pu le vendre comme faux positif, car à l’époque ils offraient 200 000 pesos pour chaque jeune identifié.
Enfin, après plus de dix ans, elle commence à ne plus se reprocher la disparition de Ricardo, car la psychologue de Madres de la Candelaria lui a montré qu’il était impossible de prévoir la disparition du « maigre ».
Cette chronique fait partie de la thèse de doctorat d’Aldana, S. (2020). Mes yeux te cherchent toujours dans l’ombre. Histoires de disparition forcée de l’Association Madres de la Candelaria (thèse de doctorat. Université de Antioquia) Bibliotecadigital.udea.edu.co
Voir aussi :
Première partie >> Chronique : mes yeux te cherchent toujours dans la pénombre – partie I
Deuxième partie >> Chronique : Mes yeux te cherchent toujours dans la pénombre – partie II
Troisième partie >> Chronique : Mes yeux te cherchent toujours dans la pénombre – partie III