Auguste Rodin :
« O raisonneurs ! Un simple compagnon de jadis trouvait tout de suite, en lui-même et dans la nature, cette vérité que vous cherchez dans les bibliothèques. Et cette vérité, c’était Reims, c’était Soissons, c’était Chartres, c’étaient les rocs sublimes de toutes nos grandes villes… Je rêve souvent que je les vois, que je les suis de ville en ville, ces pèlerins de l’œuvre, en mal ardent de création. Je m’arrête avec eux chez la Mère, qui réunit les Compagnons du Tour de France… J’aimerais m’asseoir à la table de ces tailleurs de pierre. » [1]
Avant d’aller plus loin dans la découverte des cathédrales et de leurs mystères, faisons écho à l’enthousiasme de Rodin pour lier connaissance avec ces bâtisseurs du Moyen Age, et l’esprit dans lequel ils ont œuvré, qui n’est jamais le fait du hasard. Comme déjà dit, nous laisserons de côté le thème de l’art Roman pour aborder celui du Gothique, où la construction s’affine, où les murs épais disparaissent afin de laisser la lumière pénétrer à flot.
Le compagnonnage est fondé au moment des Croisades, pour servir le génie militaire sous le nom de Saint Devoir ; Les compagnons ont apporté la main d’œuvre indispensable aux Templiers, les moines-soldats, durant les Croisades. On leur doit entre autres le fameux Krak des Chevaliers en Syrie. Les compagnons les plus instruits rapportent de Terre Sainte une nouvelle géométrie, celle du Trait dont le fondement du tracé s’appuie sur le nombre d’or la divine proportion, une science déjà connue dans l’Égypte antique. C’est le secret central des compagnons. L’application du Trait sera à l’origine d’une véritable révolution technique en architecture.
Tous les chantiers des cathédrales ont commencé presque en même temps… Nous avons vu qu’elles ont été construites sur des lieux où les forces telluriques étaient renforcées par des cavernes ou des sources.
1. Le chantier
Il est le plus souvent commandité par un évêque, ou un abbé, tandis que l’assemblée des chanoines (le chapitre) surveille le suivi des travaux. Les financements curieusement dénommés la fabrique proviennent majoritairement de dons, de quêtes, mais aussi de la vente d’objets de culte, de la saisie des biens des paroissiens décédés sans héritiers, ou encore des amendes infligées aux fidèles sous le fallacieux prétexte de sauver ainsi leur âme. Malgré tout, les difficultés financières venaient cependant paralyser les travaux régulièrement.
Sur le chantier, peu d’ouvriers savent lire et écrire, hormis les maîtres d’ateliers et le Maître d’œuvre, véritable chef d’orchestre de la construction. Contrairement à quelques idées reçues les femmes ont aussi leur place sur le chantier, elles en sont même un rouage essentiel notamment bien sur pour l’apport de nourriture et l’intendance, mais parfois aussi pour le gros œuvre, « elles portent des pierres, brassent la chaux, travaillent les ardoises, construisent des échafaudages, tressent des cordes et des paniers… » [2]. Elles sont embauchées sous leur nom de jeune fille de façon à percevoir directement leur salaire ; moins fortes physiquement que les hommes, elles sont moins payées.
Le but du compagnonnage est la formation de professionnels de qualité, en leur assurant un savoir-faire technique, accompagné d’une dimension initiatique sans oublier l’importance de la transmission du savoir à ceux qui en sont dignes. Les constructeurs s’instruisaient entre eux, dans les loges, sans notion de secret, de façon essentiellement orale pour se préserver des ignares. La transmission concernait celui qui en était digne.
« Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », telle est la devise des Compagnons du devoir,
– La loge : est l’abri dans lequel sont entreposés les outils et les pierres à utiliser. L’entrée n’était permise qu’à ceux qui avaient prêté serment de fidélité au « Devoir ».
– La chambre du trait est le local où sont dispensés les cours.
– Les cayennes sont les lieux de réunions pour les cérémonies initiatiques [3].
Les compagnons travaillent dans différents ateliers en effectuant leur tour de France, allant de maître en maître pour acquérir des techniques diversifiées. Au cours de leurs déplacements ils sont accueillis par la mère des compagnons souvent l’épouse d’un maître, qui tient une auberge dont elle gère l’administration tout en veillant au bon ordre de la cohabitation. Personnage central, elle accueille les itinérants, les nourrit, les soigne et les encourage.
Bien qu’ils soient héritiers d’une tradition remontant à l’Égypte ancienne, la légende fait remonter leur origine à la construction du temple de Salomon qui est souvent associé à Hiram ; cet architecte est le premier personnage d’une légende à caractère initiatique en usage dans le rituel de passage. Le second, Maître Jacques, tailleur de pierre, devient Maître des maçons au sein du chantier du Temple, où il rencontre le Père Soubise, moine et architecte, symbolisant le travail du bois.
Au temps de l’édification des cathédrales les nombreux intervenants sont organisés en loges indépendantes, en communautés de bâtisseurs où se côtoient :
– Le Maître d’œuvre : Homme de grande érudition allant de l’astrologie à la géobiologie en passant par la science des nombres et de leurs pouvoirs, voire de notions d’hermétisme, il est logé, nourri, dispose d’une domesticité et prend parfois ses repas à la table de l’évêque.
– Les compagnons : Ils œuvrent en toute humilité pour la gloire du grand Architecte de l’Univers, ce qui confère à leur art de bâtir le qualificatif d’art royal. Ce « Devoir » est leur lien sacré, le prolongement de l’œuvre divine et leurs marques, leurs signatures sont inscrites dans la pierre. [4]
– L’apprenti : Il lui faudra sept ans d’étude pour produire son « chef-d’œuvre » * et être admis au rang de compagnon fini au cours d’une cérémonie. C’est à cette occasion que lui sont remises la canne et les couleurs : rubans en soie des emblèmes compagnonniques. « Les couleurs sont la cocarde du compagnon. Elles symbolisent à ses yeux l’association à laquelle il est fier d’appartenir. Arracher à un compagnon ses couleurs, c’est le plus grand outrage qu’on puisse lui faire. » [3] Quant à la canne, elle accompagne celui qui effectue son tour de France initiatique, d’atelier en atelier, elle s’orne des couleurs obtenues tout au long de l’apprentissage.
* œuvre imposée à un apprenti-compagnon pour pouvoir passer maître en devenant compagnon-fini.
2. Les instruments de mesure
a. Le Gnomon : ou bâton de Râ. Le terme Gnomon est généralement attribué à un axe dont le temps et l’espace découlent directement. On peut nommer ce gnomon « bâton de Râ » lorsque à son sommet est enchâssé un objet creux laissant passer le soleil, et permettant de noter avec précision la projection de celui-ci sur la terre à un moment donné. On utilise ce gnomon pour chercher l’ombre projetée au sol pour la mesure de départ. La hauteur du gnomon était de 6 pieds, mais pouvait varier d’un édifice à l’autre.
b. La canne des bâtisseurs, ou pige : regroupe l’ensemble des mesures qui sont la coudée, le pied, l’empan, la palme et la paume.
La canne du Maître d’œuvre reste sur le chantier, dans la loge.
La canne du maître d’œuvre (crédits : sitego)
Les cinq mesures :
– La coudée : 52,36 cm
– le pied : 32,36 cm
– l’empan : 20,00 cm
– la palme : 12,36 cm
– la paume : 7,64 cm
Ces nombres sont en « Divine proportion », c’est-à-dire en rapport avec le nombre d’or, cela signifie que chaque mesure est le total des deux qui lui succèdent :
Si nous avons pour mesure :
A= la coudée
B= le pied
C= l’empan
D= la palme
E= la paume
Alors A/B = B/C = C/D = D/E = le nombre d’or [3]
La ville de Tours possède un musée du compagnonnage qui date de 1968. Aménagé dans une ancienne abbaye bénédictine, il expose environ 400 chefs d’œuvre admirables par la perfection de leur réalisation. Une visite incontournable pour qui veut aller plus loin dans la connaissance du compagnonnage.
Crédit Photos : Compagnons du Tour de France
Devise du musée : LA MAIN EST ESPRIT =Victoire de la sensibilité sur l’instinct.
3. Les corporations
– Les carriers : Avaient pour fonction d’extraire les pierres et de les détailler grossièrement. Lorsque la carrière se trouve éloignée du chantier, ce qui est souvent le cas, les tailleurs de pierre s’y rendent directement et travaillent sur place, ce qui a pour avantage de supprimer les transports de lourdes charges.
– Les Tailleurs de pierre : Leur apprentissage durait six ans. L’apprenti apprenait à reconnaître les différents types de pierre. Pour accéder au grade de compagnon il devait avoir la maîtrise parfaite des différentes formes de pierre constituant l’édifice, telles que les clés de voûte, les moulures, les chapiteaux etc. Tailleurs de pierre et maçons constituaient la communauté des pierreux.
Nantes. Clé de voûte cathédrale St Pierre St Paul (Wikimedia commons, auteur Guillaume Piolle)
Moissac chapiteau la Cène (Auteur Gautier Poupeau, Source Chapiteau de Moissac)
– Les maçons : Ils exerçaient souvent leur métier de père en fils, et devenus compagnons, ils se déplaçaient de chantier en chantier. Ils portaient une calotte rembourrée pour faciliter le transport de leur auge sur la tête lorsqu’ils montaient à l’échelle.
– Les charpentiers : Leur domaine d’intervention s’étend de la réalisation des échafaudages, à la roue à écureuil*, et autres moyens de levage ainsi qu’aux portes. Les charpentes étaient en chêne, assemblées et numérotées au sol, puis démontées et hissées jusqu’à leur emplacement définitif pour constituer la forêt. Il ne reste plus rien de celle de Notre Dame de Paris qui a entièrement brûlé au cours de l’incendie du 15 avril 2019.
* La roue à écureuil (Wikimedia Commons. Auteur Stefdn).
– Les couvreurs : Les matériaux de couverture des cathédrales étant soit en ardoises, en tuiles de céramique, ou encore en plomb, cela impliquait pour ces ouvriers à la fois d’être polyvalents ou encore d’avoir recours aux plombiers. La bonne étanchéité de la toiture leur incombait aussi, ainsi que le drainage des eaux de pluie qui devaient s’évacuer par les gargouilles.
–Les sculpteurs : Avec l’architecture gothique, le sculpteur accède à de nouveaux espaces à ciseler tant à l’extérieur qu’à l’intérieur ; ce sont essentiellement des thèmes religieux, des scènes de l’Ancien Testament, mais aussi des flèches, des gargouilles, des chapiteaux, des clés de voûte, des décors végétaux, et bien sur toute la statuaire.
– Les artistes peintres : La grande quantité de surfaces à peindre est cause que la limite entre peintre en bâtiment et artiste peintre n’était pas franchement établie. Les cathédrales étaient décorées en polychromies, ce que les illuminations les soirs d’été mettent encore en relief actuellement, comme nous l’avons déjà mentionné. Les portails extérieurs sont particulièrement décorés. La peinture à l’huile n’apparait qu’au XIVe s., de sorte que les peintres faisaient eux-mêmes leurs mélanges de pigments.
– Les verriers : Le vitrail est une caractéristique du Moyen Age, « il est un produit de l’alchimie » nous dit Louis Charpentier. [4]
« Le verre teinté utilisé pour les vitraux des cathédrales demeure l’un des plus grands mystères de l’architecture gothique. Ce type de verre particulier est apparu au début du XIIe s. mais il disparut aussi soudainement un siècle plus tard. Ce verre ne ressemblait à rien de ce que l’on avait vu auparavant et plus rien ne lui ressemblera ensuite. Non seulement la lumière du verre gothique est supérieure à celle d’autres écoles, mais sa capacité à renforcer la qualité de la luminosité est beaucoup plus efficace. Même au crépuscule, ses vitraux conservent un lustre incomparable. Le véritable verre gothique a aussi le pouvoir unique de transformer des rayons ultraviolets nuisibles en lumière bénéfique. Mais le secret de sa fabrication n’a jamais été révélé, même si l’on sait qu’il est le fruit de l’alchimie hermétique » [5]
Au XIIe s. à la demande de l’abbé Suger, la basilique de St Denis est dotée de vitraux chargés selon lui « de transformer la lumière en Lumière divine ». Ce décor de vitrail sera l’un des premiers et des plus importants du Moyen Age. Pour cet ouvrage, Suger fait intervenir les meilleurs artistes et maîtres verriers de la région, pour un projet grandiose qui a coûté plus cher que la construction. On ne mélangeait pas les couleurs au Moyen Age, chaque morceau de verre avait sa couleur unique :
- Le verre rouge est obtenu par l’introduction d’oxyde de cuivre calciné.
- Le verre vert est obtenu avec du fer.
- Le verre jaune est obtenu avec du manganèse.
- Le verre bleu est obtenu avec du cobalt et du safre (bleu saphir). [6]
La plupart des vitraux aujourd’hui dans les cathédrales ne sont plus en véritable verre gothique, mais ont été remplacés suite aux dommages causés lors de la seconde guerre mondiale.
Vue de la statuaire de la cathédrale d’Amiens sous les projections lumineuses. Domaine public
4. Les temps de repos
Au Moyen Age, les ouvriers ne travaillent pas plus de quatre jours par semaine, les fêtes sont nombreuses, cultes liturgiques, fêtes agraires, fêtes patronales : saint Joseph, protecteur des charpentiers, saint Eloi protecteur des métallurgistes, l’Ascension pour les maçons et tailleurs de pierre. A ces occasions des processions, et des défilés sont organisés, les confréries de métiers défilent bannières en tête. Le temps du carnaval est le moment du grand défoulement populaire… Tout y est permis : on ridiculise prêtres, magistrats, grands bourgeois, on nomme des rois éphémères… Le défilé du Mardi gras débute la période d’austérité. Aux Rameaux on envisage les fêtes de la Passion, le jeudi saint, le vendredi de la crucifixion ; puis à Pâques, la Résurrection. Mais la cérémonie du saint sacrement, ou Fête Dieu est la plus somptueuse… Certains historiens ont ainsi dénombré 170 fêtes chômées par an. [7]
Par comparaison, il faudra attendre 1956 pour que, s’ajoutant aux dix jours de fêtes légales, la France accorde trois semaines de congés à ses citoyens, à peu près l’équivalent de ce que l’Eglise accordait au Moyen Age.
Notes
[1] Auguste Rodin : Les cathédrales de France
[2] TV5 Monde : Les femmes à travers l’Histoire : de l’invisibilisation à la lumière
[3] Christian Jacq : Le message initiatique des cathédrales
[4] Louis Charpentier : Le mystère des cathédrales
[5] Laurence Gardner : les secrets perdus de l’Arche d’Alliance
[6] Source Wikipedia
[7] J.P. Bayard : La tradition cachée des cathédrales
Série Les Cathédrales